RAPHAEL DALLAPORTA



SILENCE. VOUS ETES PLACEES !

VALERIE PIETTE (BE) Sur un sujet photographique de RAPHAEL DALLAPORTA (FR)



« La nounou est comme ces silhouettes qui, au théâtre, déplacent dans le noir le décor sur la scène. Elles soulèvent un divan, poussent d’une main une colonne en carton, un pan de mur »

(Leïla Slimani, Une chanson douce, Gallimard, 2016, p. 59)

La domesticité a toujours été muette. Ces millions de travailleurs, et surtout de travailleuses, sont inaudibles. On ne les entend pas derrière les murs des maisons bourgeoises. Bécassine, la servante fidèle et invisible, sans bouche, persiste à les incarner. Domestique. Le terme n’est pas neutre. Toute l’ambiguïté de nos sociétés contemporaines s’y répand. Marqués au fer rouge de l’Ancien régime par les révolutionnaires de 1789 qui jetèrent le discrédit sur cette catégorie de travailleurs, ces « valets des maîtres ». Discrédités mais utiles et nécessaires, comme l’air que l’on respire, à cette bourgeoisie triomphante qui ne peut vivre sans être servie, chauffée, nourrie, lavée, épaulée. Pas de grands penseurs ni banquiers ni ambassadeurs sans ces petites mains qui récurent, nettoient, repassent, cuisinent ; ce quotidien insignifiant mais vital à toute société humaine.

Miroirs obsédants de nos vies ordinaires, du propre et du sale, les domestiques naviguent entre deux mondes, entre deux eaux. Prolétaires, ils ne le sont plus. Ils quittent la pauvreté et la misère pour venir vivre en ville, au sein de la bourgeoisie dont ils ne font pourtant pas partie. En l’absence d’identité forte, ils aspirent à un mieux-être dans un monde inconnu qui a ses codes et ses manières de vivre spécifiques. Le flou les caractérise, ni prolétaires, ni bourgeois, ils sont rejetés de toute part. Traîtres à leur origine sociale, ils effraient cette bourgeoisie qui en a pourtant tant besoin et qui les considère comme un cheval de Troie du Prolétariat, un peuple "colonisé" découvrant les habitudes, les us et coutumes mais aussi les imperfections et les défauts, les vicissitudes, les secrets et les vices du maître et de la maîtresse. Il faut donc les contrôler, ces individus nécessaires mais déjà coupables d’être là, coupables d’exister et de voir, d’entendre et d’atteindre à l’intimité, d’atteindre à la propriété. Une relation d’amour-haine s’installe, pernicieuse, interpersonnelle et surtout non régulée par la législation. Et dans ce face-à-face totalement inégalitaire, deux femmes sont le plus souvent en présence. La domesticité est bel et bien une affaire de femmes, une profession de femmes. Servante versus maîtresse de maison.

Deux femmes, un homme, le maître de maison, quelquefois des enfants, une maison, un intérieur où ces corps inégaux se côtoient, se rencontrent, se frôlent, où la promiscuité dérange et où l’espace occupé ne permet pas toujours de les reléguer, de les mettre à distance. Leur présence est dérangeante presque malodorante. La servante est alors accusée de tous les maux. Figure fantasmagorique de nos quotidiens, elle stimule toutes les imaginations et charrient bien des stéréotypes : fille pauvre, issue de la campagne, venue « se perdre » dans la grande ville corruptrice mais aussi fille facile, proie des désirs inassouvis de ses maîtres. Une sans bouche, qui doit baisser les yeux quand on le lui ordonne mais qui voit tout et qui est devenue une épine dans la conscience du monde du travail mais aussi des féministes. Comment ne pas se battre pour les droits élémentaires bafoués ? Comment accepter aujourd’hui que des travailleuses soient soumises à l’arbitraire, sans aucune protection légale ? Isolées, fragmentées, elles sont pourtant bien là derrières ces façades, dans ce lieu de travail, une habitation privée, qu’aucun individu ne peut transgresser. On ne rentre pas au sein des propriétés privées, le chef de famille y a tous ses droits et entend bien les faire respecter. Les observateurs sociaux restent sur le pas de la porte.

Les domestiques ont toujours été recherchées dans l’hinterland de la ville mais la modernité avançant, il devient difficile de recruter des servantes toujours aussi dociles. L’hinterland s’est agrandi, dépassant les frontières régionales puis nationales et aujourd’hui européennes. Italiennes, Espagnoles, Portugaises, Polonaises, Grecques puis Marocaines, Turques, Ukrainiennes, Philippines, Sénégalaises, Indonésiennes, ces nouvelles domestiques se sont succédé dans nos intérieurs bourgeois. Le marché du travail domestique s’est internationalisé puis mondialisé. Le travail domestique représente une porte d’entrée aux migrantes à la recherche d’un emploi, perçu comme un marchepied, un sas, un visa d’entrée dans les pays du Nord. Certains pays comme les Philippines ou l’Indonésie se sont même spécialisés dans l’exportation de cette main-d’œuvre féminine. Cet exode de millions de femmes suppose bien des besoins et des désirs, une volonté ferme de vivre mieux. Cette réalité économique et migratoire offre aux employeurs une main-d’œuvre servile, prête à tout : inconfort, chambre (si existante) sans chauffage, exiguïté, tâches pénibles, horaires démentiels…. Ces situations difficiles tournent quelquefois au cauchemar. Le travail domestique par définition et par essence exacerbe les abus. Les servantes encaissent les humiliations voire les coups.

Dans ces quartiers cossus mais aussi dans les pavillons de banlieue, dans ces immeubles à étages anonymes, des personnes s’arrogent, par la force, le chantage ou le mensonge, le droit d’exiger de ces servantes qu’elles travaillent comme des esclaves, plus de 15 heures par jour en moyenne, sans rémunération, sans congés, sans sorties (à l’exception de la descente des poubelles). Privées de passeports, de jeunes femmes sont soumises pendant des années aux abus de leur maître. L’histoire est classique et se répète à l’envi. De jeunes femmes, quelquefois des fillettes, sont envoyées dans les pays du Nord, afin d’aider des couples et des familles dites respectables. Elles entrent en service. Très vite, leurs papiers leur sont retirés et confisqués tout comme leurs maigres biens. Puis elles sont affamées, menacées, sous l’emprise de leurs exploiteurs, quelquefois violées. Elles sont bien évidemment vulnérables et clandestines, souvent analphabètes et ignorantes de leurs droits. Elles exécutent machinalement les ordres qu’elles reçoivent. Dépersonnalisées, elles subissent tous les excès. Il faudra des années pour que la cage s’ouvre : des voisins qui préviennent la police, des coups trop violents qui les mènent aux urgences ou enfin la fuite et la délivrance tant attendue. Elles sont des milliers en France à vivre dans cette horrible clandestinité. Des associations, comme notamment le Comité contre l’esclavage moderne (CCEM), tentent de les aider, de les trouver, de les sauver.

Raphaël Dallaporta ne cherche pas le sensationnalisme. Ses photographies sont propres, nettes, froides. Des immeubles comme on en connaît beaucoup, dont on ne sait pas ce qui se passe derrière les façades, où l’habitant est absent et à imaginer. Sauf qu’elles fonctionnent en byptiques, avec les textes écrits par Ondine Millot, qui racontent de manière chirurgicale les faits , interdisant ainsi toute forme d’indifférence, faisant basculer la neutralité documentaire dans l’horreur du témoignage et de l’indice.

Les faits se déroulent à huis-clos, dans l’intérieur feutré d’immeubles et touchent tous les milieux même si la presse a surtout révélé ces dernières années l’esclavage domestique au sein du monde diplomatique. Proies faciles pour ces prédateurs dépourvus de tous scrupules, voulant juste être « bien servis », souffrances muettes, invisibles parmi les invisibles à notre conscience, elles portent des noms. Yasmina, Salimata, Elena, Bernadette, Aina, Henriette, Amina ou Legba… toutes des épines dans nos consciences, toutes nous rappelant ce proverbe chinois : « La façade d’une maison n’appartient pas à son propriétaire mais à celui qui la regarde ».

RAPHAEL DALLAPORTA

Raphaël Dallaporta est né à Dourdan en 1980. Il vit et travaille à Paris.

Il est représenté par la galerie Jean-Kenta Gauthier

Raphaël Dallaporta élabore une oeuvre saluée par la critique et qui a fait l’objet de nombreuses expositions monographiques au Musée de l’Élysée (Suisse), à Foam (Pays-Bas), au Musée Nicéphore Niépce ou encore aux Rencontres Internationales d’Arles (France) et Kyotographie (Japon).

Il est lauréat d’un Infinity Award de l’International Center of Photography 2010, du Foam Paul Huf Award 2011, et pensionnaire à la Villa Médicis en 2014-2015. Ses oeuvres sont aussi présentes dans les collections du Fond National d’Art Contemporain de la Maison Européenne de la Photographie, du Musée de l’Elysée à Lausanne ou de la New-York Public Library. Chacun de ses projets, finalisé par une publication monographique, relève d’un travail d’investigation qu’il mène en étroite collaboration avec des démineurs (Antipersonnel), des juristes (Esclavage domestique), des médecins légistes (Fragile) ou des archéologues (Ruines). Sa démarche est toujours fondée sur une approche scientifique afin d’interroger les conditions de notre existence, et de jouer avec les statuts variés d’une photographie qu’il expérimente comme un langage.

VALERIE PIETTE

Valérie Piette est née à Bruxelles en 1969. Elle vit et travaille à Bruxelles.

Elle est aujourd’hui professeure d’histoire contemporaine à l’Université libre de Bruxelles. Elle y est titulaire de différents enseignements dont Histoire de l’époque contemporaine, Histoire du genre et Histoire des colonisations. Sa thèse de doctorat, défendue en 1998, a porté sur l’histoire de la domesticité en Belgique au XIXème siècle (Servantes et domestiques : des vies sous condition. Essai sur le service domestique 1789-1914).

Ses recherches portent actuellement sur l’histoire des femmes, du genre et des sexualités. Elle a récemment écrit avec Fabienne Bloc, un petit ouvrage intitulé Jouissez sans entraves ? Elle co-dirige Striges, la Structure de recherche interdisciplinaire sur le genre, l’égalité


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Références bibliographiques

Comité contre l’esclavage moderne, http://www.esclavagemoderne.org/0042-la-vie-du-ccem/13-page.htm

La domesticité….. d’un autre âge ? Travail domestique et précarité de l’emploi féminin d’hier à aujourd’hui. Actes de la journée d’étude du 13 décembre 2011, organisée par le CARHOP, Vie féminine et les Femmes CSC Bruxelles, 2013.

Liane Mozère, « La Philippine ou la ‘Mercèdès-Benz’ des domestiques. Entre archaïsmes et mondialisation. Carrières de femmes dans l’informalité », Sextant, N° Domesticité, 15/16, Université libre de Bruxelles, 2001, p. 297-317.

Valérie Piette, Domestiques et servantes. Des vies sous condition. Académie royale de Belgique, Bruxelles, 2000.

Vous êtes servis. Un film de Jorge Leon, Production DERIVES, Bruxelles, 2010.