SANDRINE MARC



DISPOSITIFS

LUCIE MARTIN (BE) Sur un sujet photographique de SANDRINE MARC (FR)



Des bouts d’un supermarché, d’un bureau de la poste, d’une tour HLM, d’une banque, d’un immeuble privé, d’une école, d’un parking. Tous pareils, tous différents, méconnaissables toujours, semblables dans les petites ingéniosités qui les caractérisent. Partout et nulle part à la fois, mais décelables par celui ou celle qui les cherche. Telle Sandrine Marc qui, depuis 2009, arpente Paris à pied, posant le regard sur ces petits riens qui passent presque inaperçus.

Ses images éclairent le côté sculptural des installations, la matérialité des constructions dont l’aspect décoratif, anodin, vient escamoter la fonction dans une opération de camouflage plutôt ratée. Et c’est l’une après l’autre, dans une accumulation qui révèle, que ces photographies dressent le portrait d’une ville hostile, gardienne de la bienséance, théâtre des petites lâchetés ordinaires.

Il semblerait que certains se soient passé le mot, tant les trouvailles, toujours originales, se répondent, puisent dans un répertoire inépuisable de plots, pics, cailloux, grilles, cherchant l’harmonie avec l’ensemble construit, catalogue des architectures « en trop », imprévues, greffées.

Un inventaire de lieux où il y a eu détournement, appropriation courte ou longue ; où « le vécu a refusé les injonctions du conçu (1) » ; où, par les usages, les traces, les odeurs, il y a eu marquage de l’espace, brouillant les frontières entre le dedans et le dehors en externalisant des fonctions privées (dormir, manger, déféquer), dans une intimité outrancière (2). Autant d’ « offenses territoriales » à ceux qui se sentent propriétaires de ces espaces (3).

C’est ainsi qu’aux seuils des immeubles, à la frontière du privé et du public, Sandrine Marc a trouvé des lieux où les seuils de tolérance ont été dépassés, puis inscrits dans la pierre. Echos aux plaintes de riverains, de commerçants, de fonctionnaires, chaque lieu a son histoire qui a probablement mal tourné, et dont les constructions inventives en sont les traces matérielles. Art de compromis qui ne se sont pas trouvés.

Ces mesures insidieuses - parfois appelées dispositifs de « prévention situationnelle » - qui limitent de fait l’accès et l’utilisation de l’espace et rendent la ville inconfortable pour tout le monde, sont les signes d’un urbanisme sécuritaire qui s’est développé au début des années 1990 (4). Bancs aux places séparées par des accoudoirs pour empêcher toute possibilité de s’allonger, dispositifs à ultra-sons, caméras de surveillance, éclairages particuliers et arrosages réguliers…, la panoplie des dispositifs est plurielle tout comme les publics auxquels ils s’adressent : sans-abri, jeunes, prostituées, mendiants, migrants, toxicomanes, skateurs… toutes figures d’une « indésirabilité ». En creux, ils montrent à quel point l’espace public est pourvu de règles, formelles et tacites, qui régulent les comportements et que certaines populations ont vite fait de transgresser. Là où fluidité, mobilité et propreté sont les normes, elles sont facilement considérées, par leurs comportements ou les traces qu’elles laissent, sous l’angle des nuisances sociales.

Mais si ces mesures matérielles dissuasives choquent par la violence de ce qu’elles symbolisent, elles ne sont qu’un des bras d’un appareil social-sécuritaire dont les articulations sont multiples. Le traitement des populations marginalisées dans l’espace public opère comme un double mouvement, où politique de mise en flux (incarnée par les règlements locaux et des agents censés les faire respecter (5)) s’accompagne d’une politique de mise en dépôt (les services d’urgences qui accueillent pour la nuit). Un dispositif qui forme ce que certains appellent le maillage sécuritaire qui maintient les personnes à la rue tout en les contrôlant et atteste d’un traitement policier du social (6). Une double logique d’assistance et de répression qui se complète et repose sur la distinction fondamentale entre bon et mauvais pauvre (7).

Sur les lieux, des marges de tolérance existent, mais elles sont toujours précaires, incertaines. Une incertitude qui pèse sur les individus puisque la cohabitation nécessite un travail de soi pour s’attirer la sympathie des acteurs (commerçants, habitants, etc.), un travail disciplinaire du corps pour se conformer aux usages et éviter tout débordement. Les logiques de mises en mouvement et d’accueil oublient que les lieux sont des repères spatiaux et temporels, mais aussi un support de socialisation pour ceux qui y sont projetés.

L’iconographie documentaire, photographique, qu’elle soit journalistique ou artistique, s’est régulièrement emparée de l’exclusion comme modèle. Dans une optique de dénonciation, les tentatives de représentations esthétisantes sont courantes, s’ancrant dans une imagerie romantique, voire pittoresque qui plonge les sujets dans une forme d’altérité indépassable. On n’est jamais loin d’une représentation misérabiliste, essentialiste, qui, selon Walter Ben Michaels, ne peut être politique parce qu’elle fait appel à la compassion (8). On pense, par exemple, aux photographies de la série Denizens of Brussels d’Andres Serrano qui vise, par ses clichés, et selon ses propres mots, à rendre visible ceux qu’on ne voit plus, dans une recherche esthétique où « l’idée n’est pas seulement de montrer, mais de montrer d’une belle manière »(9) .

Si l’opération de Sandrine Marc s’insère dans l’optique similaire de rendre visible à nouveau, elle en prend le contrepied en regardant du côté des structures. Ses photographies pourraient pécher du souci formel qui les sous-tend. Mais la minutie de la prise de vue et de la composition des images répond à l’artisanat des constructions, renforçant, par contraste ou analogie, l’absurdité de ces dernières. Un formalisme qui s’oppose au bricolage des solutions proposées et qui met à nu les conséquences de l’asymétrie des rapports de pouvoirs, ici coulés dans le béton.

Ainsi, dans la douceur homogène des gris et des beiges, les photographies de Sandrine Marc viennent former le relevé cynique et cocasse de ces dispositifs, et accuser de leur ridicule. Car c’est peut-être bien dans ces formes, dans cette attention aux couleurs, aux lignes, aux matières qui font de chaque dispositif un tableau, que se situe la militance à bas bruit de la photographe, discrétion distante, en miroir et à la mesure de la perfidie des installations photographiées.

SANDRINE MARC

Sandrine Marc est née à Rodez en 1979. Elle vit et travaille à Paris.

Elle est diplômée de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris. Ses recherches portent sur la représentation de l’espace et son appropriation par l’homme. Sa pratique photographique se nourrit de l’ordinaire et propose une approche sensible et poétique des territoires qu’elle explore. Elle accumule des éclats de réel, qui participent à la création d’un langage visuel et constitue un fonds photographique. Extraites de leur contexte, les images deviennent des pièces à assembler, Sandrine Marc utilise les supports du livre ou la projection pour donner à voir ses photographies.

Son travail a été exposé dans plusieurs centres d’art et institutions, notamment au Centre d’Art Contemporain Photographique - Villa Pérochon à Niort, dans la galerie Stimultania à Strasbourg, au Centre de Photographie à Lectoure. En 2008 et 2013, le Ministère de la Culture lui a confié deux commandes publiques, l’enquête sur Les lotissements conçus en France entre 1945 et aujourd’hui est publiée aux éditions Dominique Carré. Elle mène depuis 2012 un travail pédagogique d’initiation à la photographie.

LUCIE MARTIN

Lucie Martin est née à Bruxelles en 1986. Elle vit à et travaille à Bruxelles.

Diplômée en sociologie de l’Université libre de Bruxelles (2010), elle a réalisé plusieurs recherches de terrain sur des enjeux bruxellois en collaboration avec des asbl actives dans le domaine de la grande précarité sociale (Diogènes, SMES-b, La Strada - Centre d’appui au secteur de l’aide aux sans-abri). Entre l’académique et le monde associatif, ses objets de recherche ont trait principalement à la ville, au sans-abrisme, à l’action publique. Dans leur directe prolongation, elle a mis en place des projets participatifs, expérimentations visuelles collaboratives, qui s’intègrent dans un questionnement sur l’image, la représentation et la transmission. Actuellement, Lucie Martin travaille comme chercheuse à l’université St-Louis sur un projet autour de la question de la résilience urbaine, assiste des cours de méthodologie (ULB, St-Louis) et développe Demeure, un film documentaire sur l’espace et l’attachement, en coproduction au Gsara et avec le soutien du SIC (Sound Image Culture).


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(1) Ripoll F.& Veschambre V., « Introduction : l’appropriation de l’espace comme problématique », dans : « L’appropriation de l’espace : Sur la dimension spatiale des inégalités sociales et des rapports de pouvoirs », Norois, n° 195, 2005, pp. 7-15.

(2) Zeneidi-Henri D., Les SDF et la ville, Géographie du savoir-survivre, Bréal (collection "D’autre part"), 2002.

(3) Pour reprendre les termes de Goffman E., (trad. par A. Khim), La mise en scène de la vie quotidienne, t. 2. Les relations en public, Paris, Éditions de Minuit, 1973.

(4) Parfois aussi appelé architecture hostile ou, dans une perspective plus radicale, urbanisme revanchiste, lorsqu’il s’accompagne de mesures sécuritaires drastiques de nettoyage de certains espaces (Smith N. The New Urban Frontier : Gentrification and the Revanchist City, Routledge, Londres, 1996).

(5) Tels que les agents de gardiennage, de prévention et de sécurité, fonctions souvent peu considérées et chargées d’incarner les injonctions au nettoyage de leur hiérarchie, et qui, sans réel outil pour les mettre en place et confrontés à l’éternel retour de ces populations sur les lieux qu’ils surveillent, se retrouvent prises dans des face-à-face pénibles avec les grands précaires.

(6) Terrolle D., « La ville dissuasive : l’envers de la solidarité avec les sdf », dans : Espaces et sociétés, n° 116-117, 01.2004, pp. 143-157.

(7) Castel R. Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995 ; Geremek B., La potence ou la pitié, 1978.

(8) Walter Ben Michaels, The beauty of a social problem : photography, autonomy, economy, 2015.

(9) Serrano A., à propos de la série « Denizens of Brussels » dans le film de Hueldo J., https://www.fine-arts-museum.be/fr/expositions/andres-serrano.