EMILIE VIALET



ZOOTOPIEZOOTOPIE FOR EVER : « THE ETERNAL » PAR ÉMILIE VIALETt

ERIC VAN ESSCHE (BE) Sur un sujet photographique d’EMILIE VIALET (FR)



Les photographies d’Émilie Vialet sont intrigantes pour l’œil qui les découvre. Que regardons-nous exactement, un paysage ou une architecture ? Au-delà de leur esthétique très soignée-cadrage, lumière et texture, ces images résistent à l’interprétation. Falaise plongeant dans la mer, massif montagneux ceinturant un plan d’eau, amas de rochers rougeoyants, certes ! et cependant,la falaise est barrée d’une étrange fissure courant sur toute sa largeur, les éléments du massif montagneux forment un puzzle hétéroclite et des câbles serpentent parmi les rochers du désert…Est-ce bien naturel ?

Prenons la contre-allée. Il y a quelques années, l’artiste Pierre Bismuth apprend par hasard que le célèbre peintre américain Ed Ruscha aurait créé, dans les années 1970, une œuvre qu’il n’a jamais montrée : Rocky II. Il s’agirait d’un faux rocher dissimulé dans le désert. Bismuth décide alors de réaliser un documentaire et, pour ce faire, engage un détective privé et trois scénaristes hollywoodiens qu’il lance à la recherche réelle et fictionnelle de cette pièce mystérieuse (1). Après une enquête approfondie s’étendant sur plusieurs années et plusieurs allers-retours entre l’Europe et les États-Unis, une reconstitution des faits devient possible : Rusha se construisait alors une maison dans le désert rocheux californien et souhaitait dissimuler ses outils lorsqu’il s’absentait du chantier. Il décida donc de fabriquer, avec l’aide d’un ami artiste, un faux rocher pour soustraire son matériel aux regards cupides. Or, une équipe de la BBC le sollicita au même moment pour un documentaire. Rusha –qui ne manquait ni d’humour ni d’à-propos– proposa alors au réalisateur de suivre la réalisation, le transport et l’installation du faux rocher, qui fut, pour l’occasion, baptisé Rocky II (c’était le second prototype). En fin de compte, c’est bien le processus du documentaire qui fit du faux rocher une œuvre d’art !

Que retenir de ce détour pour reprendre le fil de notre réflexion ? D’abord, qu’il s’agit de simulacre et non de représentation (2). Rusha n’avait aucunement l’intention de représenter un rocher mais désirait produire un simulacre de ce dernier. Ensuite, c’est l’opération de prise de vue qui a, dans un second temps, déplacé cet artifice sur le terrain de l’art (3). L’ambiguïté de cette situation en fait bien sûr tout l’intérêt, pour ne pas dire l’essence : « feindre ou dissimuler laissent intact le principe de réalité : la différence est toujours claire, elle n’est que masquée tandis que la simulation remet en cause la différence du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire »(4) .Il y a ici clairement convergence avec le travail d’Émilie Vialet qui, encroisant la photographie documentaire avec la photographie plasticienne, convertit le simulacre en œuvre d’art !Revenons donc à nos images. Il est vain de choisir entre paysage et architecture car ils sont ici confondus. En effet, ce sont bien des paysages rocheux mais artificiels, c’est-à-dire réalisés de main d’homme sous la conduite d’un architecte. Ce que nous voyons, ce sont des fragments d’espaces aménagés pour un jardin zoologique.

Rebroussons chemin. Comme nous le rappelle l’artiste, l’histoire des zoos commence en Europe à la fin du 19e siècle, et, avec elle, la naissance d’agencements de volumes bétonnés imitant la nature autour des cages. Plus particulièrement, ces constructions inédites sont inaugurées en 1907 à Hambourg grâce à l’ingéniosité de Carl Hagenbeck, célèbre marchand d’animaux désireux de mettre en scène le spectacle de l’enfermement grâce à de nouveaux matériaux comme les maillages de fer et le béton projeté.Le modèle d’un« zoo sans barreaux » était révolutionnaire pour l’époque, car il s’agissait de présenter les animaux sur des plateaux extérieurs avec des fossés et des enrochements, en substituant aux traditionnelles cages grillagées des enclos et des bassins paysagés reproduisant des décors naturels, pour montrer le plus fidèlement possible la nature sauvage en réduisant à son minimum la sensation d’enfermement pour le visiteur (5) .Tout au long du 20e siècle, on verra ainsi tomber les barreaux des cages pour dresser à la place des décors de ciment et des fosses bétonnées afin de plonger le public dans l’illusion d’une nature idéalisée et fantasmée, figée en une sorte de pangée miniature où l’Afrique et l’Arctique se côtoient sans transition (6).

Nous pouvons maintenant revenir aux photographies d’Émilie Vialet qui explorent cette dialectique nature/artifice en surlignant sa dimension illusionniste. L’absence des animaux, la présence des détails techniques normalement dissimulés, la révélation des passages qui permettent de circuler « des coulisses à la scène », etc. contribuent à cet effet de « détrompe-l’œil »critique. Prenons conscience du fait qu’une humanité « prédatrice » reconstitue de manière illusionniste le biotope d’espèces animales « déportées » sous d’autres latitudes que les leurs par l’invention d’une nature-plus-vraie-que-nature (7) ! L’artiste insiste en effet sur le fait que l’illusion de la liberté et l’illusion de la nature se côtoient quand l’homme y œuvre comme un démiurge, créateur d’un monde miniature qu’il peut contrôler(8) et arpenter en toute sécurité, modèle inversé d’une nature sauvage inquiétante et revêche à tout contrôle . Le jardin zoologique s’offre alors au regard comme un tableau vivant, avec son cadre et ses bords bien délimités, sorte de prélèvement opéré dans une nature convoitée (8). Passant du dehors au dedans, du vivant au factice, et endossant la responsabilité du fonctionnel, la nature est ici en proie au nettoyage et à la rénovation du béton qui subit les intempéries et l’usure du temps. Vialet fait le choix de scruter les failles et les brèches de ces décors empruntés à la nature, non pour applaudir la réussite de cette imitation mais pour comprendre notre rapport complexe au sauvage et à son échantillonnage. Des images de structures métalliques viennent également ponctuer ces décors comme une allégorie de l’enclos : dans un écho plastique plutôt réussi, l’artiste fait résonner la structure métallique sous-tendant les faux rochers (et visible en cours de fabrication) avec le motif de la cage enfermant l’animal capturé, comme pour nous rappeler que si les barreaux ont bien disparu, l’incarcération demeure. De la même façon, le gigantesque filet surplombant la volière prend des allures de toile d’araignée monstrueuse retenant prisonniers, dans un espace clos, les usagers du ciel infini.

On terminera cette lecture par le titre de la série qui s’éclaire enfin. La photographe explique en effet que le zoo n’est finalement qu’un enclos fondé sur une certaine volonté d’éternité : « The Eternal » fait ici référence à une nature qui ne connaît pas de saison, immuable au fil du temps et des années qui passent, parfaite en somme, mais glaçante n’est-ce pas ? Ce titre convoque l’ambiguïté originelle de la notion d’éternité, celle d’une nature sans géographie, ni changeante ni mouvante, tandis que le jardin paradisiaque se voit spectaculairement recréé, mais sous la forme d’une réplique inerte, au sein de laquelle les animaux se succèdent comme autant d’acteurs sur la scène d’un théâtre perpétuel. De l’utopie d’une architecture au service de la découverte pédagogique du règne animal, on passe ainsi à la dystopie d’un monde trompeur et carcéral pour atteindre l’étrange univers de la « zootopie ». Fin de la visite.

EMILIE VIALET

Emilie Vialet est née aux Ulis en 1980. Elle vit et travaille à Strasbourg.

Elle est représentée par la Galerie Schumm-Braunstein, Paris.

Diplômée des Beaux-Arts en 2003, elle achève son parcours à l’école Nationale Supérieure Louis Lumière en 2006 en photographie avec l’écriture d’un mémoire sur la photographie de paysage contemporaine. L’axe majeur de ses recherches est de s’arrêter dans ces lieux où la nature est utilisée pour remplir ou recouvrir les stigmates d’un changement brutal. Elle réalise alors plusieurs séries sur les espaces fonctionnels ne s’offrant ni à la balade ni à la contemplation (comme les ronds-points, les bordures d’autoroutes, ou encore les zones d’essais nucléaires et les bassins de décantation). Elle rejoint en 2011 la mission France(s) territoire liquide à laquelle elle participe en photographiant un territoire totalement domestiqué par l’homme : les Landes. Après l’exposition de son nouveau projet “The Eternal“ en France, en Allemagne et en Suisse, elle questionne de plus en plus notre rapport à la nature sauvage à travers ces espaces délimités que forment les parcs, les zoos ou les réserves naturelles - décrochant à ce titre de nombreux soutiens comme la bourse “Regards sans Limites / Blicke ohne Grenzen“ de la Grande Région (France, Belgique, Luxembourg, Allemagne) et l’Aide Individuelle à la Création DRAC Alsace en 2017.

ERIC VAN ESSCHE

Éric Van Essche est né à Bruxelles en 1965. Il vit et travaille à Bruxelles.

Docteur en philosophie et lettres (histoire de l’art, 1995) de l’ULB/université libre de Bruxelles, il enseigne à la Faculté d’architecture et à la Faculté de philosophie et sciences sociales de l’ULB, et à l’École nationale supérieure des arts visuels (ENSAV) de La Cambre. Membre de SASHA/architecture et sciences humaines (Faculté d’architecture, unité ULB737), de LIEU/Laboratoire interdisciplinaire en études urbaines (Maison des sciences humaines [MSH] de l’ULB), et du GRESAC/Groupe de recherche en sociologie des arts et des cultures (Faculté de philosophie et sciences sociales, unité ULB642), ses recherches couvrent les champs de la philosophie esthétique, de l’art contemporain, de l’art dans l’espace public et de l’approche critique des entreprises culturelles et des industries créatives. Il fait partie, en tant qu’expert, de plusieurs conseils d’administration (asbl La Bellone/Maison des arts et du spectacle ; asbl Les Amis de la Bellone ; asbl Le Théâtre-Poème et les Jeunesses poétiques ; Fondation Walter et Nicole Leblanc) ; du CAU/comité des arts urbains de la Ville de Bruxelles ; de la Commission 101e % de la SLRB/société du logement de la région de Bruxelles-Capitale ; et du Comité artistique des RAVI/résidences ateliers Vivegnis international, organisées par la Ville de Liège et la Fédération Wallonie-Bruxelles.


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(1) Pierre Bismuth, Where Is Rocky II ? (US/BE - 2016 - 93’).

(2) Sur ce concept, voir BAUDRILLARD, Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981.

(3) On remarquera d’ailleurs que Pierre Bismuth a souhaité mixer dans son film ces deux niveaux d’interprétation dans la mesure où sa caméra suit en parallèle le détective privé enquêtant sur des faits réels, et les scénaristes hollywoodiens nourrissant de ces mêmes faits un projet fictionnel s’écrivant sur les traces du documentaire.

(4) BAUDRILLARD, Jean, op. cit., p. 12.

(5) Voir BARATAY, Éric & HARDOUIN-FUGIER, Zoos : Histoire des jardins zoologiques en Occident (XVIe-XXesiècle). Éditions La Découverte, Paris, 1998, ainsi que https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89ric_Baratay.

(6) Les faux rochers sont ainsi présentés comme l’identité même du célèbre zoo de Vincennes dans le dossier de presse lié à sa récente rénovation (voir https://www.parczoologiquedeparis.fr) : « Le Grand Rocher est l’emblème du Parc Zoologique depuis 1934. Intact, il domine toujours de ses 65 mètres les paysages ponctués de nombreux enrochements. Au total, 18.000 m2 de nouveaux faux rochers ont été construits par une société spécialisée, les Ateliers Artistiques du Béton. Une armature métallique galvanisée donne la forme voulue, elle supporte un treillis sur lequel est projeté du mortier (mélange de sable et de ciment), la première couche est modelée, striée ; la seconde est sculptée pour restituer la texture souhaitée, créer de fausses failles. La patine, réalisée à l’aérographe, est l’œuvre des peintres pour trouver la bonne nuance de gris, en accord avec le milieu : simuler lichen et mousse ».

(7) Le photographe Hiroshi Sugimoto poursuit le même objectif à travers ses séries « Diorama » et « Afterlife » composées de grands panoramiques aux allures d’Eden embrumé peuplé d’animaux à l’illusion parfaite, alors qu’en réalité les photos ont été prises au Museum d’histoire naturelle deNew York(les fonds sont des tableaux minutieusement peints à la main, les animaux sont empaillés et les arbres sont morts). Par la magie de la photographie, Sugimoto s’amuse à donner vie à un pur artifice : « Je fais de l’authentique à partir du faux. Je suis faussaire de faux ! » (Voir https://www.sugimotohiroshi.com).

(8) Le cinéaste Peter Greenaway, dans son film Zoo (GB -1985 - 115’), traite de cette même opposition en confrontant, jusqu’à l’obsession, l’ordre symétrique des hommes (les protagonistes sont des frères siamois) se fracassant constamment sur les récifs d’une nature résolument aléatoire.

(0) Comment ne pas faire ici le rapprochement avec la peinture classiquerégie par le principe de la perspective illusionniste où, de la même façon, la nature est « domestiquée » par la composition artistique et contemplée à distance comme à travers une fenêtre ouverte sur le monde ?