GIOVANNI SCOTTI



LIEUX A LA RECHERCHE D’UN SIGNIFIE (APPAREMMENT) PERDU.

CHIARA ZOCCHI (IT) Sur un sujet photographique de GIOVANNI SCOTTI (IT)



Un remerciement à Manuel Joseph pour la “lecture”.

Un lieu semblerait être l’union d’un signifiant et d’un signifié.

Si ce signifié changeait, ou se perdait, ce même lieu ne serait plus le même.

Analyse linguistique de ces lieux :

1. Bagnoli, quartier à l’ouest de Naples.

Signifié originaire : la mer, les thermes = plaisir.

Signifié à partir de 1905 : usine sidérurgique (ILVA) = possibilité de travail.

Signifié à partir de 1985 : contamination, archéologie industrielle = abandon.

2. Edenlandia, premier parc thématique d’Europe.

Signifié originaire (1965) : un monde de rêve devenant réel =célébration de l’enfance.

Signifié à partir de sa clôture en 2013 : tout est voué à l’abandon, les personnages abandonnent leur vie simulée = fin du rêve.

3. CollegioCostanzo Ciano

Signifié originaire (1940) : lieu d’accueil pour les enfants nécessiteux = générosité.

Deuxième signifié(1956) : Base militaire NATO, après la Deuxième Guerre Mondiale =sensation de présent.

Troisième signifié (après 2012) : Parco Primo Sport, projet de parc sportif pour les enfants, qui n’a jamais abouti = frustration.

Signifié actuel : locaux vides, avec des sièges vides = sentiment d’attente d’un nouveau présent.

4. Thermes de Agnano Le signifié est toujours le même en soi, mais mal exprimé aux autres = instabilité.

Les photographies de Giovanni Scotti sembleraient chercher un signifié perdu ou jamais acquis mais, en les "lisant" avec attention, elles nous signifié pouvant être perdu n’est pas vraiment significatif. Les signifiés « perdables » sont liés à la volonté humaine, qui est changeante et parfois cruelle. Le signifié durable est celui lié à la propre nature du lieu ou au regard critique qu’il convoque à posteriori.

C’est ce dernier regard qui caractérise le travail photographique de Giovanni Scotti : à travers l’observation de ces lieux vides et cette disparition/absence de l’humain, il soulève des questions de morale, avec cette subtilité de style propre au genre littéraire de la Fable.

En nous montrant ces images, il nous dit sans rien nous dire, il suggère : voici ce que les hommes ont fait ici. Voici ce qui reste. Mais il nous le dit en prenant son temps (d’exposition), avec toute la lumière naturelle techniquement saisissable. Il ne souligne jamais son message, mais il l’efface presque, il l’aveugle. Sa critique se cache derrière une légèreté parfois allégorique : une chaise vide, des personnages figés dans un geste qui ne s’épanouira pas dans l’action qu’il suggère (Edenlandia, La cittàdeldisincanto – Still life).Un geste empêché.

Tout est Fable dans ses images, mais donc sans une morale explicite, qui n’est visibleque par réflexion. Il s’agit de photos-miroirs,révélantleur vérité par « signification indirecte » (1).

Après que la NATO eût abandonné les lieux consacrés auparavant à desmeetings, des entraînements militaires,durant lesquels aussi on dansait, on mangeait des bonbonsà la cannelle (en forme de cœur),un nouveau signifié fut imposé à ce lieu : unprojet de parc sportif pour les enfants ("Primo Sport") maisjamais réalisé : un même lieu/signifiantestassociéà un premier signifié qui appartientau passé simple,età un deuxièmesignifiéappartenantau conditionnelpassé (le temps verbal qui nie le futur). Maintenant, il demeure en attente d’unnouveau signifié et d’un nouveau positionnement dans le temps (verbal).

Giovanni Scotti photographie ces lieux en attente, ces lieux déçus, ces lieux abîmés en quête d’unvrai signifié,appartenant à leur histoire etproblématisant la notion d’usage d’un lieu. Un signifié qu’on pourrait appeler critique.

Dans plusieurs de ses images, on voit Giovanni "jouer" avec la lumière, faire coexister le jour et la nuit, avec des visions paradoxales qui soulèvent des questions philosophiques. Il ne s’agit pas d’un "simple" discours de dénonciation politique et sociale, son travail est aussi une réflexion ontologique sur l’image etsur l’art.

Ce qu’on voit dans les photographies de Giovanni Scotti semblerait ne pas suffire pour vivre l’expérience de l’œuvre. On ne peut totalement les « voir »qu’en les enrichissant de leur histoire et du discours du photographe. Grâce à ce regard « complétant », notre lecture prend plus de sens et acquiert une nouvelle perspective. Ce langage photographique est dans ce sens très symbolique : aux images correspondent des histoires, des pensées, des actions. Entre la photo et l’observateur qui parvient à la connaître, à la décoder, s’instaure ainsi un rapport privilégié, un vrai lien.

Les Fables photographiques de Giovanni Scotti ont comme décor la Banlieue de Naples, la "Periferia" :

Là où un terrain volcanique est privatisé.

Là où des thermes millénaires sont à plusieurs reprises dévalorisés.

Là où on dépense 37 millions d’euros pour créer un Parc Sportif sur les ruines d’une usine sidérurgique qui ne sera jamais ouvert au public car « dangereux pour la Santé à cause de déchets contaminés dans le sous-sol ».

Là où on peut regarder la mer, mais ne pas s’y baigner.

Là où on voit la superbe île de Nisida, reliée à la terre par une route,sans pouvoir y accéder, car elle héberge une prison pour mineurs. Vision symbolique : panorama sur une île inaccessible, visible à travers la fenêtre d’une des pièces dela Base militaire (Cinnamon Heart 015).

Ce paysage de l’abandon, de la frustration, du rêve empêché est l’objet du regard de l’un de ses habitants (Giovanni) qui, malgré le filtre–les larmes aux yeux-, arrive encore à voir

GIOVANNI SCOTTI

Giovanni Scotti est né à Naples en 1978. Il vit et travaille à Naples.

Il est représenté par la galerie MLB Maria Livia Brunelli, à Ferrara (Italie).

Il est diplômé en peinture de l’Académie des Beaux-Arts de Naples en 2007. Après avoir reçu une bourse d’études, il a obtenu une maîtrise en Photography & Visual Design de la NABA de Milan en 2010. Il a participé à des résidences en Italie et à l’étranger (ARI 1 - Académie des Beaux-Arts et du Design Université de Ljubljana, Mountain Photo Festival). À partir de 2013, il fait partie du projet Presente Infinito, qui a abouti à la publication d’un livre (Franco Cosimo Panini Éditeur 2014). Son projet La città del disincanto a été sélectionné dans plusieurs festivals de photographie en Italie (Photissima 2014, Fotografia Europea 2016), et le livre photographique du même titre(Rogiosi Éditeur 2015) a été présenté au musée MADRE d’art contemporain en juin 2017. En 2015, il a participé au projet DONI, la première collection Imago Mundi de Luciano Benetton,entièrement dédiée aux régions de l’Italie. Ses photos ont été publiées dans certaines des revues notoriées (Wired, l’Espresso). Entre 2016 et 2017, il a conçu et édité la rubrique Classico Zoom sur certains métiers traditionnels et des personnages hauts en couleurs à Naples dans le journal l’Espresso napoletano.

Sa recherche s’articule autour du thème de l’image et de ses relations avec la réalité. Elle se développe dans le cadre d’une approche métaphysique, à partir des lieux récemment abandonnés en attente d’être reconvertis.

CHIARA ZOCCHI

Chiara Zocchi est née à Varese (Italie) en 1977. Elle vit et travaille à Paris.

Elle est écrivain (romans publiés : « Olga », ed. Garzanti, 1996 et « Tre Voli », ed. Garzanti 2005).

En 2009, elle obtient un Doctorat en Sciences Linguistiques, Philologiques et Littéraires (Università Cattolica di Milano et Sorbonne), avec une Thèse sur le « roman critique » dans la France fin-de-Siècle.

Entre 2006 et 2013, elle travaille comme journaliste (art, culture) pour la presse nationale italienne (Rolling Stone, Grazia, Repubblica, Corriere della Sera, Avvenire, etc). En 2014, elle est invitée par Thomas Hirschhorn à participer à l’exposition Flamme Eternelle où elle propose une performance écrite (« Scriptorium Contemporain »), qui se situe entre son travail d’écrivain et son travail de recherche et qui s’avère être une œuvre d’art collective, qu’elle développe ensuite dans le cadre d’une résidence (C.L.E.A.), à laquelle elle participe en 2014/2015, auprès de la Bibliothèque de Valenciennes. Son intérêt actuel est de “lire" certaines œuvres plastiques en tant que textes, dont les discours des artistes sont des marginalia (notes en marge de) fondamentales.


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(1) Jean-Charles Darmon ,La Fontaine et la tentation de la Vita nova, “La vita nova”, Hermann, 2016