AMELIE LANDRY



TRISTES TOPIQUES ?

LAURENT GAISSAD (FR) Sur un sujet photographique d’AMELIE LANDRY(FR)



Fatigués, consentants, nous n’avons pas bien vu qu’ainsi nous nous privions du contact essentiel avec nos peurs premières, et que ça changerait tout. Car ce que nous allions chercher dans ces lieux-là, jardins des bords de fleuve, quais humides et glissants, bâtiments déglingués, parkings désaffectés, rochers aux pointes tranchantes dévalant vers la mer, dunes sans chemins d’accès, bois tapissés de ronces, c’est la peur, la nôtre et celle de l’autre, et l’instant où cette peur se déplie en instinct, se déploie en plaisir, l’instant, inestimable, sans cesse de nouveau recherché et atteint, où prendre le dessus sur nous, sur l’autre, sur nos désirs sans fin, le dessus sur les lieux, enfin qui nous accueillent, qui nous inquiétaient tant quand nous sommes arrivés(1).



Le voyage d’Amélie Landry, son déplacement sur ces lieux de drague qui est aussi le nôtre au moment où elle nous convoque à la suivre, est devenu pour moi - au moment de notre rencontre -celui d’un retour aux sources.« Tu cherches quoi ? » :la question nous est toujours posée à l’un, dragueur-anthropologue entre buissons rebelles et corps universitaire, et à l’autre, étrangère à l’univers secret des hommes entre eux, objectif en main et en tête, comme une nécessité perdue dans la réflexivité photographique ou ethnographique. La coïncidence de nos parcours en ces lieux de rencontre sexuelle, mais aussi entre Toulouse, Bruxelles et Paris où nous avions vécu l’une et l’autre à la décennie près, semblait avoir brouillé les cartes et, plus encore, la manière dont le temps avait intimement organisé pour chacun d’entre nous ces chemins égarés.

Nel mezzo del cammin di nostra vita,

mi ritrovai per una selva oscura,

che la diritta via era smarita(2).



Le motif de mon égarement d’origine, peu avant que je décide d’en faire un objet d’étude en tension entre l’urbain changeant et le désir durable, je le découvre au fil de ce retour sur les lieux de l’action, « lieux de spectacle et de jouissance par procuration » (3) selon Erving Goffman, par ailleurs sociologue de l’arrangement des sexes. C’est un voyage en boucle donc auquel m’invite ainsi Amélie Landry, un déplacement psychique et identitaire dans le passé qui m’a conduit là, moi aussi. Sur les rives d’un étang de petite Camargue, je raconte alors à un ami qui vient de découvrir sa séropositivité à quarante ans, dans quelles circonstances j’ai appris la mienne, réalisant soudain ce que je suis venu chercher plus de vingt ans auparavant entre jardins, parcs et forêts (du latin : forestis de foris, « hors de tout lieu et n’appartenant à personne ») : un refuge.

Je suis allé sur les lieux de drague, redécouvrant qu’on pouvait baiser entre hommes dans la rue, presque sans paroles, quelques mois après avoir appris que j’étais séropositif. Je ne suis pas devenu séropositif en allant baiser là, avec des inconnus, n’en déplaise à la morale toujours en vogue de la santé publique. C’est néanmoins en ces lieux que j’ai choisi de continuer à baiser librement et sans crainte. L’ami qui vient de découvrir qu’il est séropositif ne sait qu’il est gay que depuis trois ans à peine. Je lui raconte ma première fois, à seize ans. Dublin, été 83 : je suis sans hésiter un inconnu deux fois plus âgé que moi à peine rencontré dans une pissotière au bord de la Liffey. On marche en silence jusqu’à chez lui à Ranelagh. Dans ce quartier, l’église est connue pour un rite mystérieux qu’on me raconte alors : si tu fais sept fois le tour du sombre édifice à minuit le soir de Noël, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, on dit que tu peux rencontrer le diable. Au milieu des années 1990, juste avant qu’on découvre enfin le bénéfice des multithérapies contre le VIH, je n’ai qu’à remonter ma rue pour rencontrer des hommes. On se retrouve dans l’obscurité des recoins de l’église Saint-Aubin ou dans l’épaisseur des buissons du canal du midi à Toulouse. Il y a aussiles portes cochères parfois encore ouvertes la nuit. On a la nuit. On a toute licence pour s’approcher du corps de l’autre sans bruit. Pour s’aboucher à chaque bite étrangère mais offerte, pour prendre toutes les bouches en attente. Et les mains baladent sans scrupules ni remords. Il n’en faut pas plus à la jouissance retrouvée tous les soirs à même la rue. On n’a rien à se dire avant d’être à genoux, ni même après, debout. On n’a qu’à recommencer à attendre. Attendre. Paradoxalement, c’est peut-être ce dont j’ai alors le plus besoin. Comme ce silence tant décrié, secret des relations sexuelles sans lendemain : ça me procure un sentiment de liberté à la mesure de l’annonce inédite qui risquealors de me définir tout entier à elle seule.

Après coup, grâce à cette rencontre à la croisée des égarements anthropologique et photographique, en direct ou en différé, je réalise donc combien cette notion de refuge, cette sensation de « protection », a marqué mon parcours de recherche. Lorsque l’on évoque ces expériences aux marges, moins qu’à une sorte de refuge ou à un sentiment de protection, on pense évidemment d’abord à l’exposition de soi aux risques et à la violence. Et l’on ne manque pas de nous y renvoyer lorsque l’on raconte notre séjour sur les lieux de drague. Nous répondons alors avec entêtement que ce qui nous surprend toujours le plus une fois sur place, c’est au contraire le consensus qui règne entre les hommes venus là, accédant directement aux corps et aux sexes les uns des autres sans un mot et, visiblement, sans contrainte.

Cinq années durant, Amélie Landry a arpenté les lieux de drague et de sexualité entre hommes dans l’espace public, partout en France. Fixée lors d’un premier voyage sur l’amplitude objective des horizons diaphanes, elle s’est d’abord contentée d’en saisir l’extériorité en même temps que la distance curieuse et réservée la séparant de son sujet. Poursuivant son enquête sur les sites de navigation sexuelle en ligne, elle y trouva contre toute attente soutien, conseils et témoignages jusqu’au bout des chemins égarés de l’hexagone. De cette aventure, elle ramène un regard entre paysages et rencontres, l’outrance étant surtout dans celui qu’on a parfois porté sur son choix jusque dans les couloirs d’une galerie parisienne : « Avait-elle le droit d’être là ? ».Etrangère à cette « maison des hommes » à ciel ouvert, elle a peu à peu construit son intrusion photographique en équilibre délicat sur le seuil de ces jardins secrets : elle donnerait à voir ce qui ne devrait pas l’être, offrant un accès personnel et momentané à ce ni vu ni dit, "pas vu pas pris", comme on dit, depuis les squares d’un centre-ville nocturne au grand jour des cadastres oubliés de la rase campagne. Et puis, il y a les mots recueillis partout en mode ethnobiographique, l’écriture des vies parallèles et d’une culture secrète un instant dévoilée par ses indigènes eux-mêmes, un pourtour imagé aux images elles-mêmes comme autant de clichés liminaires. Si loin, si proches.

Force est de constater que ces « territoires sexuels » ne sont jamais vraiment passés de mode, et que pour archaïques ou résiduels qu’ils puissent paraître, ils restent d’actualité. On peut bien entendu s’étonner qu’ils existent encore quand on songe non seulement aux politiques municipales qui ont cherché partout à les éradiquer, ou bien au développement de quartiers et des commerces qui nous sont aujourd’hui « réservés » ; et s’en étonner d’autant plus, évidemment, face aux derniers acquis juridiques des gays et à l’avènement récents des rencontres médiatisées par internet. La virtualité des espaces publics où nos désirs et nos sexualités trouvent aujourd’hui à s’exprimer, dans nos droits comme dans nos statuts online, n’a pourtant pas éliminé ces emplacements réels, ces lieux à la fois secrets et connus de tous, où les homos et les hétéros continuent à baiser ensemble. C’est important de continuer à le dire publiquement, de rendre visible encore une fois ce qui semble voué à ne pas l’être. Car c’est peut-être ce qui distille le mieux l’outrance des lieux et des rencontres qu’ils abritent, la dimension subversive d’une triste topique. C’est le mot que j’ai choisi pour dire le scandale sur lequel repose la violence ordinaire des passages à l’acte homophobes : une peur profonde que ça nous affecte, une phobie de la contagion sociale, ce rejet hors de soi de l’abject dont parle Julia Kristeva (4) . Cette peur, il ne faut pas la montrer, alors qu’elle se voit tout le temps pour peu qu’on y prête attention. Relisons à ce sujet le passage où Mathieu Riboulet nous suggère que cette peur, c’est aussi ce à quoi nous aurions renoncé en allant trouver refuge dans des commerces spécialisés, hygiéniques et sûrs, a priori. Peut-être bien une nouvelle forme de protection illusoire face au monde extérieur et à son potentiel d’hostilité tragique, ou bien la plus redoutable manière de taire jusqu’à la parodie une peur de l’autre en soi.

AMELIE LANDRY

Amélie Landry est née en région parisienne en 1981. Elle vit et travaille à Bruxelles. Elle est représentée par la galerie VU’.

Elle étudie les Arts appliqués à Toulouse puis se spécialise en multimédia à l’Institut des arts de diffusion de Louvain-la-Neuve. Parallèlement à sa formation à l’IAD, elle suit pendant 3 ans des cours du soir en photographie à l’Académie de Molenbeek (Bruxelles).

2011 est le point de départ du projet au long cours « Les chemins égarés, Géographie sociale des lieux de sexualité entre hommes ».

Le projet a reçu une bourse d’aide à la création Scam en 2012. Il est distribué par l’Agence VU.

Il prend la forme d’un livre édité par Le Bec en l’air, sortie en février 2017 et d’une création radiophonique produite par Radio France, diffusée le 05 janvier 2017. Il a fait l’objet d’une exposition à la Galerie Vu’.



LAURENT GAISSAD

Laurent Gaissad est né à Nîmes en 1967. Il vit et travaille à Paris.

Activiste de la lutte contre le VIH depuis la fin des années 1980, il reçoit une bourse de l’Agence Nationale de Recherches sur le Sida (ANRS-CNRS) pour sa thèse de Doctorat en Sociologie et Sciences Sociales : Chronique territoriale du désir entre hommes dans le sud de la France, soutenue en 2006 à l’Université de Toulouse le Mirail. Il y enseigne la sociologie et l’anthropologie à tous les niveaux du cursus académique avant d’être invité à venir poursuivre ses recherches à l’Université Libre de Bruxelles grâce à un mandat du FNRS pour le projet interdisciplinaire : Intimités, sexualités et normes sociales.Il fonde alors le groupe « Sociologie des sexualités » de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française (AISLF), organise plusieurs colloques internationaux, et codirige la publication de l’ouvrage Hétéros. Discours, lieux, pratiques (2009).Une bourse « Jeune chercheur » de Sidaction lui permet ensuite d’initier une recherche critique sur la biomédicalisation de la sexualité et l’usage de psychotropes chez les homosexuels masculins. Il a publié de nombreux articles sur l’espace public de la sexualité au temps du sida : lieux de drague entre hommes, en ville et à la campagne, sexe et drogues chez les gays en Europe, prostitution postcoloniale au prisme des migrations. Chargé d’étude auprès des ONG Acceptess-Transgenres et Charonne (Tendances Récentes et Nouvelles Drogues), il est aussi chercheur associé à l’Espace Virtuel de Conception Architecturale et Urbaine (EVCAU) à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine où il enseigne.


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(1) Mathieu Riboulet, « Le registre des bêtes ». In Amélie Landry, Les chemins égarés. Géographie sociale des lieux de sexualité entre hommes, Marseille, Le Bec en l’Air, 2017, p. 139-148.

(2) « Sur le milieu du chemin de la vie / Je me trouvai dans une forêt sombre : / Le droit chemin se perdait, égaré. » Chant Premier de L’Enfer de La divine comédie de Dante, 1307.

(3) Erving Goffman, Les rites d’interaction, Editions de Minuit, Paris, 1974.

(4) Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Editions du Seuil, 1980