SAMUEL GRATACAP
Concrètes, situées, les recherches de Samuel explorent autrement le camp de Choucha : Un inventaire systématique des typologies d’« habitat temporaire ». Des « résultats d’une créativité contingente » dirait-il, probablement, l’architecte attentif aux processus constructifs. Mais aussi une zone de marge, un espace liminaire, intermédiaire entre deux espaces, deux moments de la vie, deux identités et les rites qui lui sont associés. Une parenthèse temporelle pour des milliers de gens, et qui pourtant peine à prendre consistance dans nos consciences. Samuel arpente, regarde, discute. Il raconte ce qu’il voit, ce qu’il sent, les coulisses des statistiques, des chiffres, des grandes cartes de migrations. Il s’arrête, écoute, donne consistance à des mots, à des fragments de vie ancrés dans des territoires physiques, concrets. Il décide ainsi de dessiner, de faire exister ce « morceau de territoire tunisien qui n’était sur aucune carte et qui certainement ne le serait jamais (3) ». Il dessine pour ralentir la course du photographe, chasseur des photos. Une course aveugle, durant laquelle on ne voit que ce que l’on connaît, ce que l’on veut voir. En retraçant le plan du camp de Choucha, Samuel pose un geste : il ralentit pour suspendre toute réaction immédiate, troubler ses « va-de-soi ». Il (ré)apprend à hésiter pour voir au-delà de ce qu’il connaît, pour se laisser contaminer par d’autres points de vue, d’autres manières de voir, de faire importer. Un décentrement de regard, d’attention qui permet de faire exister ce qui est habituellement qualifié de « ne pas digne d’être montré » car temporaire, éphémère, donc invisible. La rigueur des conventions graphiques du dessin en plan (expression par excellence du « formel », du « planifié ») est ici mobilisée pour rendre compte des « ajustements, » d’une réalité complexe, « en faisant ». Plutôt qu’épurer, niveler pour faire émerger une cohérence, il est ici question de repeupler, densifier pour donner consistance aux adaptations, aux détournements, aux « incohérences ».
Hommes ou femmes, les exilés photographiés par Samuel réfugient leurs corps et leurs visages dans des bouts de toile, des foulards, des voiles, des couvertures. Ils se protègent du soleil, du vent, du sable, des regards. Sur les photos du camp exposées ici, plus d’être vivants : ne restent que les bouts de toiles, les foulards, les couvertures. Pourtant, si l’on s’y perd un instant, on comprend que ces polaroids secs enregistrent la subjectivité de Samuel (4) et de ceux qui ont drapé leurs abris. C’est en regard des photos froissées de tentes installées bien lissées sur un gazon bien coupé que l’on réalise que ce sont justement ces bouts de toiles, ces foulards, voiles au vent et couvertures qui ouvrent au sensible, à une esthétique de/dans la vie nue (5). Une série de portraits drapés d’architecture, de la peinture classique aux Cristos qui s’ignorent. En peinture, le drapé est indiqué par des jeux d’ombres et de lumières qui dessinent le mouvement du tissu mais aussi la forme des corps recouverts et que l’on doit deviner : des vieilles, la tête baissée par le vent ; des indomptables, le regard fier vers la prochaine dune ; des timides, les épaules enfermées sur eux-mêmes. Des premiers plans ? Plutôt des fractales infinies où le rapport figure-fond se brouille, suit le regard dans nos sinueux allers-retours. Il caresse l’image, passe, furtif. Il y revient, place un cadre. Une tente dans un désert. Un bois, une tige en métal sur un lambeau en proie du vent. Et puis quelques parpaings, une brique, un pneu. L’image se dévoile : une tache, une couture, un motif géométrique sur le fond aux tons timides d’un morceau de couette. Chaque polaroid semble vouloir rendre compte de la pluralité de composants (ou d’êtres) enchevêtrés dans ces objets souvent appréhendés et mis en scène comme des fonds neutres, des arrière-plans. Chaque polaroid est un microcosme. A défricher, à parcourir. C’est ainsi qu’on comprend pourquoi ces baraques nous parlent d’hospitalité contrairement aux tentes lisses et normées : elles font corps avec leurs habitants.
L’accueil temporaire n’est pas forcément synonyme de logement éphémère : ce qui se joue, c’est d’abord la possibilité d’une hospitalité. Perdu en Méditerranée, Ulysse erre et accoste sur de multiples rivages inconnus, souvent hostiles, dont l’actuelle Tunisie où se trouve Choucha. À chaque fois, une question le taraude : ceux-là seront-ils civilisés ? La civilisation d’Ulysse ne réside pas dans la magnificence des palais de ses hôtes, mais dans la nature de leur hospitalité : vont-ils être dévorés, séquestrés, envoûtés, rejetés ? Par-delà l’étymologie indo-européenne, la tradition de l’hospitalité est un don-contre don au fondement de toutes les sociétés humaines. Chaque société, à chaque moment de son histoire, s’invente des codes et des rituels pour régler la question de l’accueil de l’autre qui fonde les relations humaines. En offrant le gîte et le couvert à un étranger, on crée une relation sociale, on agrandit le cercle des connaissances, et la possibilité d’être soi-même (ou ses descendants) accueilli un jour, ailleurs. C’est un droit sacré, oscillant entre logique d’égalité et logique de compensation. Mais, depuis la société romaine devenue Nation, l’Europe a commencé à trier les bons hôtes, dignes de l’hospitalité, des autres, hôtes indésirables devenus hostiles. Ce tri, ce sont les lois de ce Jacques Derrida nommait d’hostipitalité, pour en rappeler l’ambivalence. Cette hospitalité négociée est, en théorie, le régime de la paix perpétuelle voulue par Kant : cosmopolite, mais, instituée, contrôlée. En théorie seulement : ce que les médias nomment la « crise des réfugiés », alors que l’Europe n’accueille que 6 % des réfugiés, n’est-elle pas une « crise occidentale de l’hospitalité » (6) ? Lorsque nous regardons les camps de l’UNHCR, nous devons nous demander : qui est l’hôte potentiellement hostile ? Est-ce l’exilé ou bien plutôt son hôte, le cyclope ? Se souvenir que l’hôte a donné le terme otage. Mais aussi hostie, le sacrifice. Jacques Derrida distinguait l’invitation, ou accueil conditionné et codifié DES lois d’hospitalité (l’hostipitalité), de la visitation, la maison ouverte, LA loi de l’hospitalité, inconditionnelle. Alors que nous avions oublié jusqu’au principe de la visitation, et que nous bafouons collectivement les lois d’invitation que nous nous étions nous-mêmes fixées, les images de Samuel nous confrontent à la fois à l’hostipitalité de l’accueil industrialisé, et à la capacité des exilés à s’installer et faire corps avec la maison – toute chose au principe de la visitation et de la Loi inconditionnelle d’hospitalité.
SAMUEL GRATACAPSamuel Gratacap est né à Pessac en 1982. Il vit à Paris et travaille Paris et partout dans le monde. Il est représenté par la galerie Les filles du calvaire à Paris. Samuel Gratacap est collaborateur régulier en Libye pour le journal Le Monde.
SARA TASSISara Tassi est née à Montegranro (Italie) en 1989. Elle vit et travaille entre Bruxelles et Porto-Novo (Bénin).
En 2015, elle décroche une bourse "aspirant FNRS" pour développer son travail de thèse de doctorat portant sur la notion d’espace public dans le Sud-Bénin. Avec comme terrain la ville de Porto-Novo, elle explore la transposition des typologies spatiales d’espace public par le biais de mouvements d’aller-retour entre l’intérieur et l’extérieur des maisons familiales. Ses recherches s’appuient sur un travail situé de relevé et d’écoute en action. Ce faisant, son travail tente de problématiser le concept moderne de ville, et de "rejouer" les oppositions binaires qui l’accompagnent (privé-public, habité-non habité, sacré-profane,… ). Sara Tassi est membre active de plusieurs associations de défense des droits de réfugiés et de demandeur d’asile, tant en Italie, où elle a vécu jusqu’en 2012, qu’en Belgique.
SASKIA COUSINSaskia Cousin est née à Saint-Maurice en 1973. Elle vit entre Saint-Denis et Dakar(Sénégal) et travaille principalement à Paris.
(1) Jacques Derrida, Anne Fourmantelle, De l’hospitalité, Calmann-Levy, 1997 : p.10. (2) Emile Durkheim, Marcel, Mauss, « De quelques formes de classification - contribution à l’étude des représentations collectives ». Année sociologique, 6, (1903) : p.40. (3) Samuel Gratacap, Empire, Catalogue d’exposition, LE BAL, Filigranes Éditions, Paris, 2015. (4) Cela n’est pas sans évoquer le photographe, théoricien et critique Takuma Nakahira qui ne « considère pas la photographie comme un moyen d’expression d’un artiste photographe, mais comme la simple capture mécanique d’une perception subjective » http://lantb.net/figure/ ?author=1&paged=10 (5) Giorgio Agamben, Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997. (6) Karen Akoka, « Ce n’est pas une crise des migrants mais une crise des politiques d’hospitalité », Revue projet, 2017 : [1] ; Karen Akoka, « Crise des réfugiés, ou des politiques d’asile ? », La vie des idées, 2016 : [http://www.laviedesidees.fr/Crise-des-refugies-ou-des-politiques-d-asile.html] ; Michel Agier et Clara Lecadet (dir.), Un monde de camp, La Découverte, Paris, 2014 ; Didier Fassin, Le monde à l’épreuve de l’asile. Essai d’anthropologie critique, Paris, Société d’ethnologie, 2017. |
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