AURORE VALADE
Sermon aux oiseaux (1)
« De quelques données psycho-picturo-sociologiques inattendues sur les Beauvaisiens » se définissait comme une fiction scientifique où la photographe invitait des figurants issus de la ville ou du département à composer un tableau mis en scène afin de documenter une identité territoriale humanisée. Les tableaux étaient parallèlement commentés avec un humour affûté (affûté) par une spécialiste reconnue des sphères conjointes des arts et des sciences humaines. La complémentarité s’avérait parfaite entre l’image et le texte dans un travail en deux temps : « produire » en provoquant les situations mises en scène puis « reproduire » dans un acte de photographie légendée. La « représentation » photographique se définissait en effet précisément comme une « reproduction » c’est-à-dire comme un acte « d’enregistrement » d’instants où s’avérait le fait « d’habiter » l’espace. Il s’agissait d’instruire et de garder en mémoire les usages ou les actions dont l’architecture et les espaces publics seraient générateurs, consciemment ou de manière impensée. Les « saynètes » naissaient comme des formes d’évidences décomplexées, de déductions spontanées provoquées comme « naturellement » par l’architecture ou l’espace public mais avec une infinité de détails qui permettaient de dépasser les premières apparences pour fonder les conclusions caustiques d’une pseudo-expérimentation scientifique.Totale réussite. L’occasion de l’inscription de ce projet photographique au sein de la triennale « Photographie et Architecture » permet à notre manifestation de s’approprier le travail maissurtout de le continuer en deux temps supplémentaires. Le premier temps consiste à réaliser une sélection restreinte au sein de l’ensemble des images produites lors de la résidence. Cette sélection a été conduite par le thème du « paradis infernal » de cette sixième édition. Le second temps reconstruit une nouvelle narration offrant une nouvelle orientation à la lecture du sujet. Précisons que c’est la nature même du protocole – la simulation de comportements humains révélant la nature des lieux qui seraient sensés les produire par-delà la propre volonté des individus – qui a suggéré cette réinterprétation. Ajoutons que celle-ci a été largement inspirée par la mise en avant narcissique des postures artificiellement exacerbées, voire caricaturales. Le choix réduit d’images a quant à lui permis d’asseoir définitivement la nouvelle orientation du propos. Il y a dans l’automaticité comportementale photographiée par Aurore Valade comme quelque chose de la « sociologie spontanée ». C’est un peu comme si nous réagissions à des conditions qui nous préexisteraient, dont nous serions étrangers, un peu comme si le milieu induisait naturellement des attitudes adéquates, si possible surjouées, puisant au plus profond de nos pulsions incontrôlées. Hyperkinésie consommatrice, exhibitionnisme sexuel, exaltation forcée, félicité de circonstance, euphorie cathartique : tels sont les jeux de rôle que nos contemporains tiennent dans les espaces surcodés des supermarchés, des parkings de boîtes de nuit, des piétonniers commerciaux, ces espaces de la cécité qu’une pensée unique sous-jacentevide de toute opportunité d’interprétation personnelle. Un monde inhabité rempli d’individus juxtaposés, « dont les liens de solidarité seraient réduits à des échanges groupusculaires, fusionnels et festifs, une population dont les membres n’auraient plus rien en commun que le projet de jouir ensemble, de « s’éclater » indéfiniment, prisonniers béats (…) d’un style de vie moralement anomique » (2). Une terre promise peuplée d’individus « distraits, divertis au sens pascalien, (…) pleinement occupés à ne pas penser car la non-pensée est une jouissance. » (3) Il y a immanquablement dans certaines des images d’Aurore Valade comme une anamorphose du bonheur, un succédané d’existence, enregistrés sous le flash de la jouissance forcée et de l’extase programmée où la saturation tient lieu de densité. Pourtant, à y bien regarder, de vrais instants d’authenticité viennent contrarier le caractère inéluctable de ce verdict cynique : quelques regards d’une réelle sincérité ou d’une inquiétude teintée d’incompréhension, de réels accès de tendresse spontanée ou de délicate douceur ou encore la fierté affichée d’avoir probablement dompté le perfide serpent de la bible. Comme si l’humanité ne s’éteignait pas tout à fait, comme si les êtres n’étaient pas vraiment interchangeables, comme si l’apesanteur distraite des oiseaux de Saint François se détournait de la vénération aveugle du dieu Capital pour donner sens au travail de ce que nous sommes : des existences irremplaçables.
AURORE VALADEAurore Valade est née à Villeneuve sur Lot en 1980. Elle vit entre Arles et Madrid et travaille à un peu partout. Elle est représentée par la galerie Gagliardi e Domke à Turin. Elle est également membre de l’agence photo Picturetank à Paris.
Son travail photographique autour de la mise en scène de la vie quotidienne a reçu de nombreux prix dont celui de la Fondation HSBC pour la photographie en 2008 et le prix du Photo Folio Review des Rencontres de la photographie d’Arles en 2017. Elle a publié plusieurs ouvrages dont Grand Miroir chez Actes Sud (2008), Plein Air et Moulinages chez Diaphane Editions (2008 et 2012). En 2015-2016, elle est membre artiste de la Casa de Velazquez, Académie de France à Madrid.
MARC MAWETMarc Mawet est né à Mons en 1966. Il vit à Mons et travaille à Bruxelles.
Il est l’initiateur de la biennale « Photographie et Architecture » (actuellement triennale) dont il assure le commissariat depuis sa création en 2006.
(1) AURORE VALADE & LAETITIA BIANCHI, Plein Air, Editions Diaphane, 2008, p.12 (2) ALAIN ACCARDO, Le petit-bourgeois gentilhomme ou la moyennisation de la société, Editions Labor / Editions Espace de Libertés, 2003, p.85 (3) CYNTHIA FLEURY, Les irremplaçables, Editions Gallimard, 2015, p.103 |
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