NICK HANNES
Celle d’une mer et d’une civilisation tout offerte à Vénus, Apollon, Eros, Bacchus, Mercure, dévolues aux temples de leurs vestales, aux théâtres de leurs rhéteurs, aux bustes de leurs canons, aux étals de leurs échanges précieux. Les uns et les autres se prévalaient des valeurs les plus élevées et invitaient pour en témoigner les architectes les plus habilles, les sculpteurs les plus talentueux, les céramistes les plus raffinés.
Celle d’une mer et d’une époque aux dieux destructeurs de sens où la valeur absolue de la vie se négocie asymétriquement entre d’une part, la soumission consentie « à des valeurs de jouissance individuelle immédiate et inconditionnelle » (2) et d’autre part, la déchéance, la famine, la torture, la mutilation et la mort.
Dans son texte introductif au livre de Nick Hannes « Mediterranean, the continuity of man », Michael De Cock la dépeint plutôt comme un « tombeau à la frontière d’une union qui attend l’unité tout en gémissant sous le poids de la disharmonie. » (3) Un peu comme « White Tone », le dessin monumental à la poudre de canon du chinois Cai Guo-Qiang, qui offre la vision allégorique d’animaux, proies et prédateurs, venant s’abreuver autour d’une nappe d’eau et que l’artiste décrit ainsi : « " C’est un Vortex, un vide blanc qui aspire tout ce qui l’entoure et donne naissance au néant silencieux, une image de laquelle tout bruit s’apprête à disparaître. » (4) Non qu’il n’y ait plus de sons, mais au contraire un vacarme, une saturation de paroles et de cris qui désintègrent ce qui pourrait être un langage commun. (5)
Il photographie une mer forteresse où le mur vient comme obsessionnellement à sa rencontre. Un mur comme un vortex, un mur qui défie les lois de la stabilité chères à l’architecte parce qu’il est avant tout magnétisme et qu’il accélère des flux tourbillonnants d’êtres en déshérence qui s’échouent sur lui avec fracas. Tout qui a lu Pierre Von Meiss sait que “Bâtir, c’est d’abord créer, définir et limiter une portion de territoire distincte du reste de l’univers et lui assigner un rôle particulier » et que « la limite fait naître l’intérieur et l’extérieur”. Un monde dans le monde ! Mais la limite, le mur, peut rassembler autant qu’il ne peut exclure. Le mur fait la tribu éphémère tout autant qu’il ne fait l’étranger. Le mur fait l’Un comme il peut faire l’Autre. De quelque nature qu’ils soient - du golf idyllique dans l’aride Andalousie au mur de béton de Cisjordanie, de l’enceinte protectrice d’une gatedcommunity hôtelière aux grillages de Ceuta et Melilla, des rideaux enrubannés d’Ibiza aux barbelés de Tunis ou du Caire, – les murs et les enclaves éprouvent les corps et les usages, créant les conditions d’une masse amorphe et distraite et celle d’une horde exclue et déchirée.
Une mer comme un vortex (6), un vortex comme des murs, interminables.
Des murs qui, mis bout à bout, circonscrivent un espace protégé dans lequel on peut prétendument échapper à ses propres contraintes. Les murs d’un romantisme glauque qui prétendrait que seul l’enfermement permettrait de s’évader parce que les privilèges de cet « hédo-nihiliste » capitaliste lui tiendraient lieu d’élection et rendraient légitime l’exclusion des surnuméraires et des indésirables. Alors, comme si cette enceinte occidentale ne suffisait pas, elle démultiplie en son sein les filtres, les seuils, les portes : le filtre auquel les photographes festivaliers accrochent leurs échelles pour capturer en temps opportun l’image qui fera sensation, le seuil constitué par quatre mannequins polonaises arborant avec opulence un « try me » équivoque pour une marque de champagne, la porte d’une sélectivité en smoking et oreillette. Un monde de murs, un « monde plein » qui développe des « déchets humains » (7) sauf qu’à y bien regarder, ce ne sont pas nécessairement ceux que l’on veut bien ne pas trop nous montrer. Le touriste industriel s’installe temporairement pour purger sa peine de loisirs forcés. Sa transhumance n’est pas un voyage. Houellebecq a raison : le tourisme est violent. Le migrant, quant à lui, se fracasse sur les murs d’une forteresse dont l’étendard porte pourtant haut les couleurs de la mobilité et de la liberté de circuler. La carte ne fait sans doute pas le territoire, quand, pour lui, « les localités (points) et les itinéraires (lignes) importent bien plus que les étendues (surfaces) ». (8) Et s’il y avait un tableau idéal à accrocher sur un mur pour en faire oublier la honte, ce serait sans conteste celui d’une douce féminité qui se tresse tendrement à l’ombre de l’arbre de l’affection.
NICK HANNESNick Hannes est né à Anvers en 1974. Il réside et travaille à Ranst.
Son deuxième livre "Méditerranée, la continuité de l’homme » (2014), rassemblant le fruit de vingt voyages dans les pays méditerranéens au cours de quatre ans, met l’accent sur plusieurs questions contemporaines telles que le tourisme de masse, l’urbanisation, les migrations et les crises de cultures diverses. Il travaille actuellement à un projet sur le ménage et le divertissement à Dubaï. ’DUBAI. « Bread and Circuses », qui a remporté le Magnum Photography Award en 2017, sera lancé en 2018. Nick Hannes est professeur de photographie à l’Académie Royale des Beaux-Arts (KASK) à Gand depuis 2008.
MARC MAWETMarc Mawet est né à Mons en 1966. Il réside à Mons et travaille à Bruxelles. Il est architecte diplômé de l’ISACF La Cambre (1988) où il enseigne de 1993 à 2000 en tant que coordinateur de l’atelier de seconde année de candidature. Il est depuis 2000 professeur à Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université libre de Bruxelles. Il est par ailleurs architecte indépendant et scénographe. Il codirige l’Atelier d’Architecture Matador depuis 1994, agence active dans la défense d’une architecture contemporaine d’auteur et primée à diverses reprises pour ses démarches et réalisations. Il coordonna une mission photographique sur les projets architecturaux et urbanistiques de la ville de Mons dans le cadre de son statut de Capitale européenne de la Culture en 2015. Il est l’initiateur de la biennale « Photographie et Architecture » (actuellement triennale) dont il assure le commissariat depuis sa création en 2006.
(2) ALAIN ACCARDO, Le petit-bourgeois gentilhomme ou la moyennisation de la société, Editions Labor, 2003, p.43 (3) MICHAEL DE COCK, The memory of an ageing diva, in NICK HANNES, The continuity of man, Editions Hannibal, 2014 (4) CAI GUO-QIANG, White tone, dessin à la poudre à canon, cartel de l’exposition « Le Grand Orchestre des Animaux », Fondation Cartier, 2016 (5) L’ extrait de l’interview de 2016 par Francis Strauven lors de la venue de Herman Hertzberger à Bozar est éclairant à ce sujet, même si un effort de transposition est ici à opérer : « Le structuralisme initié par Claude Lévi-Strauss était fortement inspiré par le linguiste Ferdinand de Saussure, qui faisait une distinction entre la langue et la parole. La langue est une structure par excellence. C’est un système qui renferme en principe les possibilités d’expression de tout ce qu’on peut mettre en mots. C’est un instrument collectif, le bien commun d’une communauté linguistique. La parole est la manière spécifique dont chaque membre de cette communauté utilise cet instrument. (…) Par analogie, le bâtiment fournit une structure collective que l’habitant peut interpréter et compléter à sa manière, une langue qui lui permet de développer sa parole personnelle (6) Le terme vortex est utilisé pour désigner un mouvement tourbillonnaire de fluide ou de particules, c’est également un accessoire de piscine. Les équipementiers de piscines proposent des appareils du même nom que l’on peut associer à un skimmer pour accentuer l’effet lors de l’aspiration des débris. (7) MICHEL AGIER, Habiter le mouvement, in Habiter le campement, nomades, voyageurs, contestataires, conquérants, infortunés, exilés, Editions Actes Sud, Arles, 2016, p.29 (8) JULIEN BRACHET, Espaces, camps et déplacements de nomades au Sahara et au Sahel, in Habiter le campement, nomades, voyageurs, contestataires, conquérants, infortunés, exilés, Editions Actes Sud, Arles, 2016, p.68 |
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