JAN KEMPENAERS - Né le 20.06.68 à Heist o/d Berg

Réside et travaille à Anvers

Série « SPOMENIKS »

Sélection du commissaire



SPOMENIKS, LES MONUMENTS DE L’EX-YOUGOSLAVIE

Jan Neutelings

Dans les régions accidentées et montagneuses de l’ex-Yougoslavie, les Spomeniks sont partout.

Vous les verrez sur les saillies stratégiques, les cols et les hauts plateaux : sculptures gigantesques, solidement ancrées sur les rochers. Ce sont des objets d’une beauté saisissante. Leurs formes géométriques abstraites ressemblent à des macro-virus, des pétales de fleurs en forme de gobelets, de cristaux. Ils sont construits en matériaux indestructibles comme le béton armé, l’acier et le granit. Certains sont pleins, d’autres creux.

Les plus grands Spomeniks permettent au public d’y pénétrer, vacillent sur la frontière où la sculpture devient architecture. Presque personne en dehors de l’ex-Yougoslavie n’est au courant de leur existence, et dans l’ex-Yougoslavie d’aujourd’hui, personne ne veut vraiment se rappeler qu’ils sont là.

Il y a vingt ans, il y en avait des milliers, de toutes les tailles imaginables mais, au début des années 1990, la majorité d’entre eux ont été détruits, démantelés ou dans le meilleur des cas, abandonnés aux éléments naturels. Seuls ceux qui étaient assez grands et lourds pour contrecarrer les vandales sont encore debout aujourd’hui, abandonnés et délaissés.

Pourtant, ces objets ont été construits il y a à peine une génération, dans les années 1960 et 70, en tant que mémoriaux à la Seconde Guerre mondiale. Ceux qui les ont commandés sont décédés depuis, mais leurs architectes et sculpteurs sont encore vivants. Dans les années 1980, les monuments attiraient encore des millions de visiteurs, mais une décennie plus tard, leur attrait a disparu. Ils ont été immergés dans un nouvel âge, rendus inintelligibles pour la génération actuelle. Leur symbolisme s’est perdu dans la traduction d’un langage visuel changé, leurs signaux étouffés par une vision décalée du monde.

Ces monuments ont fait l’objet de fureur aveugle, et maintenant d’indifférence. Ce qui reste est la sculpture pure dans un paysage désolé.

L’histoire des Spomeniks se déroule sur un fond étrange. D’autres monuments datant de la même période, comme l’Atomium à Bruxelles, ont gardé un attrait pour le public. Certaines œuvres sculpturales comparables créées par des artistes occidentaux de la même époque sont universellement respectées et chaleureusement plébiscitées par le public, elles font partie des canons de l’histoire de l’art. Ce n’est que très rarement qu’elles sont victimes d’actes de destruction aveugle, comme ce fut le cas pour les sculptures monumentales d’Alexander Calder, Jean Dubuffet et Fritz Koenig, qui, par malheur, étaient situées à côté de la cible d’Al-Qaïda à New York.

Incidemment, Fritz Koenig a créé un mémorial pour le camp de concentration de Maut-hausen et pour le massacre olympique de Munich. Il s’agit d’un rebondissement bizarre de l’histoire en ce qu’une de ses œuvres non mémorielle de 1967, de huit mètres de haut et appelée « Sphère », a été récupérée, fortement endommagée, dans les débris du Centre mondial du commerce et a été transformée en mémorial pour les victimes du 11 Septembre. Elle se trouve dans Battery Park, dans toute sa splendeur, comme un Spomenik inversé.

Il est compréhensible que des statues de Staline ou de Saddam, peu importe les intentions de leurs créateurs, ont été retirées de leur piédestal en tant qu’icônes de la dictature. Ce qui est remarquable au sujet de ces Spomeniks, cependant, c’est qu’ils sont totalement abstraits, dépourvus du culte de la personnalité souvent rencontré en Europe de l’Est. Ils ne sont pas des bustes de grands leaders, ils ne portent pas de symboles comme des étoiles ou des faucilles, ne représentent pas les travailleurs ou les épouses d’agriculteurs portés à la vie dans le marbre musculaire.

Les objets révèlent une iconographie de décorations de fête : des fleurs, des banderoles, des lanternes. Leur position est neutre, ne se référant à rien, si ce n’est à eux-mêmes. Ils s’intègrent parfaitement dans l’esthétique des années soixante : ère des films Barbarella, des robes Paco Rabanne et des lampes à lave. Et pourtant, chacun d’entre eux est un monument à la mémoire des événements les plus atroces de la Seconde Guerre mondiale, marquant les sites de batailles sanglantes et des camps de concentration sinistres.

Dans la Yougoslavie multiculturelle, cependant, la Seconde Guerre mondiale a été particulièrement compliquée et ambiguë. Il s’agissait non seulement d’une guerre de libération contre l’agresseur Nazi, mais aussi une guerre civile complexe qui opposait des groupes ethniquement et idéologiquement différents, populations ethniques comme les Ustaše et les Tchetniks.

Pour cette raison, les monuments de guerre ne pouvaient assumer aucun prétexte patriotique ou héroïque. En d’autres termes, ils devaient être suffisamment neutres pour être acceptables à la fois aux victimes et aux agresseurs. Après tout, une fois l’abattage terminé, les anciens opposants cherchaient à former ensemble la République socialiste de Yougoslavie. D’où le choix d’un langage visuel presque frivole, neutre, où les Spomeniks ressemblent plus à des sculptures de musée en plein air qu’aux habituels monuments commémoratifs de guerre pleins de pathos militaire et de canons tonitruants comme ceux érigés à Verdun ou à Stalingrad.

Les bonnes intentions des artistes et des politiciens ont finalement été la tragédie de ces objets. Les Spomeniks représentaient des lieux d’oubli, alors qu’ils auraient dû être des lieux de mémoire. Ils formaient une toile de fond gaie pour l’avenir radieux qui attendait le modèle de société socialiste, la ligne politique officielle étant d’aplanir tous les anciens conflits.

De nombreux commentateurs sur la guerre de Yougoslavie dans les années 1990 ont ainsi déclaré que les événements en cours étaient l’extension inévitable de la Seconde Guerre mondiale. La fureur déchaînée sur les Spomeniks après 1992 n’était pas simplement un règlement de compte avec l’ancien système socialiste, mais tentait également d’exposer l’histoire cachée qui avait, en premier lieu, conduit à la réouverture de la boîte de Pandore.

Basé à Anvers, le photographe Jan Kempenaers a entrepris une randonnée laborieuse dans les Balkans pour photographier une série de ces objets mystérieux. Il capture les Spomeniks dans le paysage brumeux des montagnes au coucher du soleil. En regardant les photos, il faut admettre une certaine gêne. Nous voyons la puissante beauté de ces sculptures monumentales et nous nous surprenons à oublier les victimes au nom desquelles elles ont été construites.

Ce n’est nullement un reproche au photographe, mais cela témoigne plutôt de la force des images. Après tout, Kempenaers ne partait pas comme un photographe documentaliste, mais avant tout comme un artiste qui cherche à créer une nouvelle image. Une image si puissante qu’elle engloutit le spectateur. Il permet au spectateur de profiter de la beauté mélancolique des Spomeniks, mais ce faisant, nous oblige à prendre position sur une question sociale.

Les photographies soulèvent la question de savoir si un ancien monument pourra un jour fonctionner comme une sculpture pure, une œuvre d’art autonome, détachée de son sens originel. Un Spomenik peut-il suivre la trajectoire inverse de « la Sphère » de Koenig ? Peut-il vivre, lorsque ses ancêtres idéologiques sont morts et enterrés et que son symbolisme n’est plus intelligible ?

Cela s’est déjà produit. Pensez à la Casa del Fascio à Côme, le siège du parti fasciste italien qui a été construit en 1936 par l’architecte Giuseppe Terragni, et a fini par être vénéré dans le monde entier comme une icône de l’architecture moderniste du 20e siècle. La façon dont il a réussi à se dissocier complètement de ses clients originaux et des plans sinistres qu’ils tramaient en ses murs, les Spomeniks n’ont pas encore tout à fait réussi à le faire. Ils sont actuellement abandonnés et oubliés, alors qu’ils étaient entourés de chants, de fleurs et de bougies, de jeunes comme de vieux.

Aucune personne n’apparaît dans les photographies. Elles ont des airs de lendemain de fête : l’odeur de mégots de cigarettes et de bière éventée, des banderoles détrempées et des lanternes éventrées. C’est la mémoire du parti socialiste qui a disparu maintenant. Et pourtant, c’est précisément ce qui enrichit la signification de ces monuments. Dans leur état de délabrement, ils ne sont plus des symboles de la victoire, mais pour la première fois, de véritables symboles d’un deuil retrouvé. Ils semblent faire le deuil des horreurs qui ont eu lieu où ils se situent, il y a 60 ans. Peut-être est-ce qui les rend plus riches, plus aguerris, beaux et efficaces maintenant .Ils n’ont plus ce charme de leur beauté primitive, mais leur physionomie graveleuse impose le respect. Avec les Spomeniks, c’est un tour de prestidigitateur que Kempenaers révèle magistralement dans ses photographies.

Willem Jan Neutelings