GILLES RAYNALDY - Né le 06.03.1968 à Paris

Réside et travaille à Rome

Sélection du jury



AUX CÔTÉS DU SELFIE

Sabine Guisse

Pour elles-mêmes, mais aussi via les innombrables ellipses que la série trace, les scènes de lycée capturées par Gilles Raynaldy en appellent à l’affect en nous touchant de façon profonde et certaine. Elles nous renvoient à des sentiments eux-mêmes accrochés à un cadre matériel type relativement précis. C’est avec lui tous les univers, tactile, visuel, et avec eux, sonore, olfactif et même gustatif, enfouis et ici remis au jour, qui rejaillissent pour appuyer cette impression de déjà vu, de déjà connu.

Pavés jaunes mouchetés jalonnant les interminables couloirs et claquant sous les premières chaussures à talons dont l’emploi est d’une maîtrise toute relative ;

Pavés gris mouchetés couvrant le sol des classes sur lequel crissent les pieds d’une chaise qu’on déplace ou s’écrasent, entrelacées, des baskets tordus sous le stress d’un examen ;

Faux-plafond de panneaux carrés blancs tachetés de gris, interrompus ponctuellement par d’autres panneaux translucides ou grillages inondés de lumière néon, composant le paysage du somnolent et que l’on soulève à souhait pour cacher un paquet de cigarettes ;

Peinture, bétonnage, revêtements intérieurs et extérieurs de sols ou de murs, laissant apparaître les traces de leurs prédécesseurs ;

Chaises avec assise et dossier en bois — au placage régulièrement entamé par lambeaux— rivetés à une structure tubulaire métallique gris acier ou de couleur vive, progressivement remplacées par des formules synthétiques ;

Tables se substituant en masse aux anciens bancs à cassette en métal dans laquelle s’accumulaient chiures de gomme et bics mutilés, dont la tranche de bois, échappant encore au recouvrement mélaminé, continue à être tatouée de messages et percée par les pointes de compas ;

Passages de câbles et de tuyaux systématiquement apparents, laissant deviner la course massive et rythmée des flux techniques ;

Recoins de classes au creux desquels siègent seaux à mayonnaise recyclés pour l’entretien, armoires métalliques aux poignées grinçantes et mannequins anatomiques ;

Systèmes d’occultation systématiquement inadaptés ou dysfonctionnels et festival technologique de rétroprojecteurs, projecteurs, télévisions cubiques et écrans de projection ;

Bois mouluré, cuir ou skaï pour quelques meubles anciens ou « de meilleur standing » occupant le bureau du directeur ou la salle des professeurs ;

Interminables tables de réfectoire, sur lesquelles chacun atterrit avec son plateau blanc garni d’un verre Duralex de confection sécurisée et d’un yoghourt Nova ;

Bandeaux vitrés relevés au plus haut entre couloir et classes ou couloir et cour pour éviter que la diversion des vues soit la distraction de l’apprentissage convenu ;

Immenses étendues extérieures bétonnées dominées par les bâtiments, lacérées de marquages sportifs au sol successivement superposés et piquées de panneaux de basket et d’arbres parfois centenaires — cours dans lesquelles quelques bancs peinent à rivaliser avec l’assise à même le sol ou sur des bordures et contre lesquelles les pas se déroulent inlassablement, au son des cris et chuchotements, suivant des itinéraires rituels et lieux sélectionnés, territoires propres à chaque groupe, chaque couple ;



Plus que d’abriter nos expériences scolaires, l’architecture du lycée, mais également l’ensemble du cadre matériel, en sont des acteurs à part entière. Ils teintent ce vécu de façon impérissable. Il n’est pas anodin que la tranche d’âge fixée dans ces photographies soit justement celle à laquelle s’éprouve communément une sensibilité à fleur de peau. En outre, à cet âge plus qu’à tout autre, se mêlent de façon complexe les comportements de témérité et de fragilité pour lesquels l’environnement matériel a tendance à jouer un rôle de premier ordre, ne serait-ce que comme scène ou abri(1) . Et c’est notamment à partir de là que l’œuvre de Gilles Raynaldy et l’architecture du lycée œuvrent toutes deux (notamment) en dehors de l’art(2) .

Pour son public principal, le public adolescent, l’œuvre se fait miroir, un miroir parmi les innombrables miroirs actifs aujourd’hui. Les images, diffusées par les biais classiques d’exposition et d’ouvrage, ont également été placardées en grand format, parfois monumental, sur les murs intérieurs et extérieurs de l’établissement où elles ont été prises. Elles renvoient à leurs sujets principaux une image d’eux-mêmes dont le mode de production, le format, la matérialité, le type de permanence, la maîtrise, le marquage du temps, le public, la quantité, la circulation, s’éloignent drastiquement, voire s’opposent aux modalités de production et de diffusion des images d’eux-mêmes qui existent à ce jour et se multiplient à chaque heure. L’architecture du lycée Jean Jaurès se fait alors support d’instants capturés en son sein pour mettre, le temps de l’érosion des images placardées, sa communauté face à quelques icônes partagées.

Pour quelques générations de public adulte, elle active la remontée de souvenirs profonds accumulés depuis l’adolescence. Pour le public plus jeune, elle agit comme un avant-goût de ce qui l’attend sous peu ou encore comme une incursion dans ce qui se rapproche du cadre de vie du grand frère ou de la grande sœur.

Comme semble vouloir le souligner l’acte d’affichage à même les murs et de ce fait sa digestion par les agressions climatiques, nerveuses ou simplement blagueuses, l’œuvre n’en reste pas moins inscrite dans un temps particulier. Les signes, multiples, dessinent, chacun à leur propre rythme, les contours de la temporalité visée.

Les accoutrements des sujets et les équipements technologiques en dressent le contour le plus court, le plus précis. Viennent ensuite les biens de consommation tels que les marques de produits alimentaires. Comme elles, les séries de meubles et le matériel pédagogique bénéficient de quelque répit en raison de leur statut « destiné à la collectivité ». Ces deux derniers éléments tendent en outre à s’accumuler, et donc à cohabiter, plutôt que d’être remplacés.

Enfin, l’architecture — des éléments structurels, compositionnels et paysagers aux éléments de finition —, qui plus est « collective », présente le pouvoir de rémanence le plus important. Cette architecture typique, marquée par des codes architecturaux et l’emploi de matériaux types propres à « nos régions », a en effet pour particularité d’en appeler fortement au sens commun. Si je ne peux saisir exactement les frontières de l’étendue géographique du « phénomène », il est certain que cette série photographique opérée dans un lycée en banlieue parisienne me replonge sans équivoque au sein de ma propre expérience dans un collège des Ardennes belges. Le langage précité s’impose au cours de la démocratisation de l’enseignement secondaire, entre les années 1960 et 1980. Il sera employé pour les nouvelles implantations, mais également pour les extensions et les rénovations des nombreux bâtiments du XIXème siècle occupés encore aujourd’hui, créant un vaste continuum.

Outre d’abriter les sujets et de les outiller ou les freiner dans leurs usages, l’architecture déploie un cadre temporel particulièrement étendu. Aujourd’hui, 50 ans après leur mise en œuvre, les matériaux de finition, les premiers, entament seulement leur cycle de remplacement (ou du moins de recouvrement). Cette architecture a pour effet de stabiliser les décors et de créer un lien entre plusieurs générations, de même qu’entre plusieurs régions. Au lycée ou au collège, elle inscrit les actes adolescents dans une forme d’historicité qui, même courte, semble toujours davantage une éternité pour son premier public, typiquement poreux aux modes et évolutions diverses, en accélération constante.

En mettant « en œuvre » ces instants de vie au lycée, Gilles Raynaldy en assure une diffusion étendue, surtout auprès du public adulte. En les accrochant à l’architecture, il augmente leur capacité d’écho auprès de ce public, du moins celui des régions concernées. Enfin, malgré une durabilité relative, la mise en abîme résultant de leur affichage sur le lieu de leur capture provoque une imprégnation profonde de la communauté lycéenne en question. En conjuguant ces opérations dans « Jean Jaurès 2008-2014 », Gilles Raynaldy appuie le caractère éminemment collectif de ces morceaux d’architecture et de vie entremêlés et réinvite nombre d’entre nous au cœur d’un vécu marquant.

Sabine Guisse,

architecte,

attachée à la Cellule architecture de la Fédération Wallonie-Bruxelles

(1) La scène et l’abri font partie d’une série de 9 figures d’interaction spatiale développées dans le cadre d’une recherche menée à l’ULB entre 2006 et 2010 sur les interactions entre individus et environnement matériel. (2) Faire œuvre en dehors de l’art est un concept développé par Michel Poivert dans son article La veine démocratique. Lente restauration d’une poétique des usages in artpress n°34, août-septembre-octobre 2014.