FILIP DUJARDIN - Né le 14.07.1971 à Gand

Réside et travaille à Gand

Représenté par la galerie van der Mieden à Bruxelles

Série "FICTIONS"

Sélection du commissaire



LES FICTIONS ARCHITECTURALES DE FILIP DUJARDIN

Jean-Louis Genard

En dépit des efforts théoriques d’un Umberto Eco, ou des tentatives de générations de l’architecture d’un Peter Eisenman inspirées par Chomsky, on se convainc aisément que l’architecture n’est ni un texte ni un langage. Il est toutefois plus facile d’ accepter l’idée de voir dans les règles de composition, de non composition ou de décomposition quelque chose comme des grammaires. A condition de saisir la grammaire comme un ensemble de règles permettant de rendre cette dernière compréhensible, intelligible, et donc communicable. Autrement dit : parce que la grammaire est une compétence au moins toujours partiellement déjà là, toujours déjà constituée, la grammaire est aussi toujours au moins partiellement partagée.

La grammaire est bien sûr une contrainte et, en même temps, un dispositif de distinction qui met à l’épreuve ceux qui ne la maîtrisent pas. Elle possède une propension à se scléroser et à produire des agencements attendus, stéréotypés. Architecturalement, elle le fait souvent, générant alors des « styles », des « types »... Elle se décline sous diverses formes plus ou moins légitimes qui évoluent avec le temps. Elle possède ses versions « grandioses » –modernisme, postmodernisme, déconstruction…- mais également ses transpositions « archaïsantes » –patrimonialisme, façadisme - ou « vulgaires » – la fermette pavillonnaire. Elle peut se laisser aller à la tendresse, le plus souvent sans doute quelque peu condescendante, pour ses formes « patoisantes » – régionalisme- à condition bien sûr d’y accoler quelque caractéristique plus « éclatante » –critique par exemple. Elle peut aller à la recherche de ses versions « fondatrices » et y trouver le bonheur d’un retour aux origines – le vernaculaire, l’architecture sans architecte. Elle stigmatise volontiers ceux qui ne maîtrisent pas ses versions les plus légitimes, les accusant par exemple de « kitsch ». La sanctification de certaines de ses formes, au nom par exemple de l’épuration – le minimalisme - conduira à une disqualification de ses contraires –le baroque. Elle tend généralement à exclure ceux qui ne la maîtrisent pas correctement. Pourtant, comme avec la grammaire des SMS ou de Twitter, elle peut se prendre d’affection lorsqu’elle y voit les conditions d’un renouvellement, ou la richesse de la spontanéité.

Elle est donc aussi une ressource expressive. Que serait en effet un langage sans grammaire ? Des mots bien sûr, des locutions… mais ni les temps, ni les modes, ni les conjonctions, ni les pronoms personnels… Un appauvrissement drastique de nos capacités expressives, mais aussi de nos capacités de penser tant on sait à quel point celles-ci sont liées à nos ressources langagières. Tant il est vrai que nos capacités psychiques sont structurées par le langage, ou, comme nous l’a enseigné Lacan, que nos inconscients sont structurés comme un langage. Un langage sans grammaire c’est donc bien ce que nous ne saurions pas dire, penser, questionner, réfléchir… ces activités extrêmement banales mais qui présupposent à chaque fois une grammaire. Pour éviter l’abîme de l’absolument impensable, mieux vaudrait alors, comme les Immortels de Borgès, renoncer à la parole.

Déplaçons cette fois quelque peu la question.

Non plus « que serait un langage sans grammaire ? » mais « que serait un langage libéré plus que de coutume de sa (de ses) grammaire(s) ? ».

Un langage qui, déplacé, se trouverait affranchi d’une partie de ce qui l’assujettit. Non pas privé de grammaires mais ouvert alors à la possibilité de les transgresser, d’en inventer d’autres, de jouer avec elles. Là réside sans doute le pouvoir de la création comme du plaisir esthétique, dans quelque chose comme un « libre jeu » -pour reprendre une expression kantienne- de l’imagination. Non pas donc un jeu sans règle, mais un jeu avec les règles, un jeu qui installe la transgression dans les règles. Non pas marginalement, à l’égard de règles de peu d’importance, mais un jeu qui teste l’insubordination à des règles structurelles.

C’est un tel « libre jeu » que révèle certainement au premier regard le travail de Filip Dujardin. Et on peut y voir à la fois un exercice simplement ludique, une libération de l’imagination, mais j’aimerais y voir aussi, notamment lorsque Gehry, MVRDV… constituent l’arrière-plan référentiel de certaines photographies, une interpellation ironique de la surenchère à la créativité et à l’originalité qui a gagné l’architecture contemporaine.

Ce qui m’intéresse toutefois davantage dans le travail de Filip Dujardin, c’est l’usage qu’il fait du déplacement que j’évoquais précédemment. Un déplacement de l’architecture à la photographie qui, du coup, libère l’architecture de certaines de ses contraintes et lui ouvre un champ de possibles inédits. Mais un déplacement qui, en même temps, libère la photographie de ses rapports devenus ancillaires à l’architecture, la photographie de représentation, de glorification, d’épuration narcissique… de l’architecture. Et la libère tout en rendant potentiellement le spectateur sensible à ce rapport ancillaire où la photographie des revues d’architecture et de décoration nous montre des espaces où il ne pleut jamais, des maisons toujours en ordre même dans les chambres des enfants, des habitations rarement habitées, dans lesquelles il n’y a jamais de fuite d’eau, de panne de chauffage, d’humidité dans les murs… et où la pelouse est toujours parfaitement tondue.

Que nous fait donc voir, que nous dit ce travail ?

Korzybski il y a longtemps, Houellebecq plus récemment nous ont rappelé que la carte n’est pas le territoire. Une assertion bonne à répéter en ces temps où l’explosion des médiums de communication tend à faire oublier la matérialité de l’architecture, où nos étudiants passent plus de temps, avec forces plans, 3D, maquettes de toutes sortes… à apprendre à représenter qu’à apprendre à édifier, où les programmes de cours laissent de plus en plus de place à l’initiation aux techniques de représentation et de communication, à armes égales avec l’enseignement de la théorie architecturale et des disciplines qui peuvent la nourrir. Où le champ de l’architecture devient d’abord celui de ses propres représentations glacées.

Le travail de Filip Dujardin nous dit certainement cela –que la représentation de l’architecture n’est pas l’architecture - mais plus encore –et ce n’est pas rien- il nous oblige à voir que les grammaires de l’architecture ne sont pas celles de ses représentations. Précisément parce que, contrairement à la photographie d’architecture habituelle, son travail assume le déplacement dont je parlais plus haut. En contrepoint, d’une certaine façon par l’absurde, Filip Dujardin nous en dit en effet beaucoup sur les grammaires de cette photographie d’architecture où l’artificiel, le mis en scène, cherche à se faire saisir comme mimétique. Où la représentation se voudrait réalité.

Mais, d’une certaine façon aussi, c’est parce que nous sommes constamment baignés dans ce monde mimétique de l’architecture représentée que ce travail nous interpelle. Là, nous ne pouvons que savoir que ce n’est pas la « réalité », qu’il s’agit bien d’une « représentation ». Ce qui est troublant, c’est que cette représentation assume elle aussi, au travers de bouts de « réalité » assemblés, une prétention mimétique qu’il nous est toutefois impossible de lui accorder, pour peu que nous y prêtions attention.

Et cette impossibilité nous renvoie, je pense, à nos expériences spatiales fondamentales. Celles inscrites dans notre corporéité, dans nos « intuitions » du haut et de bas, de la cohérence spatiale, de la stabilité, de la pesanteur, de la gravité, de l’équilibre…

Je ne sais si là est l’intention première de Filip Dujardin, mais il me semble personnellement que ce qui requiert fondamentalement notre attention dans son travail, c’est précisément cela : cette impossibilité d’abord corporelle, phénoménale… davantage cognitive ensuite, de lui accorder cette prétention mimétique qu’il revendique en exploitant et en détournant à la fois les grammaires mimétiques de la photographie d’architecture. Son travail est alors esthétique en un double sens. Il est esthétique parce qu’il use des grammaires de l’esthétisation de l’architecture des revues et expositions d’architecture, mais il est esthétique aussi au sens où il nous expose à une expérience esthétique – au sens de l’aesthesis, de la sensibilité et du sentiment- une expérience où notre attention est éveillée par une intensification –troublante dans ce cas- de notre sensibilité. Son travail nous rappelle donc que l’esthétique n’est pas l’esthétisation.

Une des ressources expressives des grammaires se situe dans leurs potentialités ironiques. A la suite des travaux de Grice, on pourrait dire rapidement que l’ironie naît d’une description inappropriée de ce qui a lieu, de ce qui se passe, dès lors qu’elle serait prise au mot, littéralement, mais néanmoins pleine de sens dans le contexte, et à condition d’en saisir le décalage. Je vois l’usage de ce principe dans les photographies de Filip Dujardin. Celles-ci s’appuient souvent sur des grammaires architecturales bien connues – la villa, la barre de logements…- quelquefois sur des grammaires en vogue –le porte à faux, la déconstruction… Et ce sont ces grammaires qui vont être à la fois exploitées et détournées. L’ironie de Filip Dujardin appartient majoritairement au genre hyperbolique. Le décalage vient d’un « beaucoup plus », d’un « beaucoup trop ». Le porte à faux défie à l’absurde nos intuitions de la stabilité, les villas deviennent les cellules constructives d’une tour, la grammaire « gehryienne » s’insinue dans le pavillonnaire…

Sur son propre site internet, Filip Dujardin utilise le terme « fiction » pour identifier une partie de sa production photographique. Les travaux récents de Jean-Marie Schaeffer sur la fiction ont attiré notre attention sur la grande porosité entre fiction et réalité, et, dans la même optique, sur le fait que la fiction n’est pas une simple affabulation. La fiction produit des effets de réalité, elle appelle à une sorte d’immersion qui serait un acquiescement à sa prétention à la réalité. Mais, nous dit Schaeffer, comme nous pouvons avoir une propension à nous laisser « avoir », nous avons des capacités de résistance à cela. Nous pouvons tester l’immersion fictionnelle, nous pouvons nous y abandonner ou nous y perdre, mais nous pouvons aussi garder distance et résister. Comme certaines fictions cinématographiques dont parle Jean-Marie Schaeffer, les photographies de Filip Dujardin tout en étant fictionnelles assument une forte prétention au réalisme. Ce réalisme se révèle dans le même temps être un hyper-réalisme et un sur-réalisme à la fois, et c’est dans ce dédoublement que réside une part de leur force d’interpellation. La fiction n’est pas le mensonge. L’intention fictionnelle n’est pas de tromper, mais de jouer sur les marges du leurre et de la réalité. Pour suivre Schaeffer : précisément d’activer ludiquement l’imagination au cœur d’un processus de dédoublement des mondes, le monde réel et le monde fictionnel.

J’ai fortement la conviction que la saisie du travail photographique de Filip Dujardin ne peut se faire qu’à l’aune de ce qu’est devenue l’architecture à l’ « ère de sa représentation généralisée » pour paraphraser et détourner Walter Benjamin. La photographie des magazines d’architecture endosse une prétention largement mimétique. Elle tente d’effacer ce dédoublement des mondes que révèle au contraire le travail de Filip Dujardin. Elle nous ment puisqu’elle aussi est en réalité fictionnelle. Il serait intéressant de confronter l’expérience esthétique et le travail imaginatif suscités d’un côté par la photographie mimétique d’architecture et d’un autre par le travail fictionnel de Filip Dujardin.

En espérant que celui-ci puisse posséder des vertus de déréalisation de celle-là.

Jean-Louis Genard,

Philosophe, docteur en sociologie

Professeur à la faculté d’architecture « La Cambre-Horta » Université libre de Bruxelles