JULIA FULLERTON-BATTEN - Née le 20-07-1970 àBremen

Réside et travaille à Londres

Représentée par la "Flatland Gallery" à Amsterdam

Série « MOTHERS AND DAUGHTERS »

Sélection du commissaire



CORPS FROIDS ET MAISONS TIEDES*

Jean-Didier Bergilez

* Etre femme : un auto-documentaire

Chaque image prise par un photographe est un autoportrait. Intentionnellement ou non. L’appareil photographique est un outil de négociation existentiel. Quel que soit le genre dans lequel il travaille, le photographe utilise cet appareil comme médiation entre ce qui est devant lui et ce qui est en lui. Les meilleures photos ne sont pas simplement des états de fait, mais bien une projection entièrement formée et articulée. Et si d’aventure, par excès de modestie ou pour toute autre raison, le photographe tente de se cacher, son caractère réapparaît clairement et malgré lui.

Julia Fullerton-Batten fait partie de ces photographes qui ont fait de cette conception un programme. Sa série de vingt photographies intitulée Mothers and Daughters en est une manifestation claire et assumée : « Dans la série Mothers and Daughters, j’ai dressé le portrait complexe des relations entre une mère et sa fille. C’est à la fois un travail documentaire et biographique, puisqu’il illustre mes propres liens et ceux de mes deux sœurs avec ma mère, et également les relations de cette dernière avec sa propre mère.
J’ai choisi de travailler avec de vrais couples mère-fille dans leur environnement, plutôt qu’avec des modèles ou des acteurs. Pendant que s’échafaudaient les mises en scène pour créer ensemble leur petit monde, je me remémorais mes propres expériences familiales.
 »

Cette affirmation du caractère introspectif du travail de Fullerton-Batten passe cependant sous silence ce que révèlent aussi, plus fondamentalement, ses clichés : l’inscription de ces femmes, ces mères, ces filles - Julia Fullerton-Batten elle-même - dans le continuum de l’hétéronormativité masculine occidentale, blanche et des rapports de pouvoir et de ségrégation genrés que celui-ci a mis en place. Derrière ces relations de filiations féminines complexes, entre les lignes de cette posture autobiographique et documentaire, se jouent aussi la définition et l’appropriation différenciées des espaces - que l’on soit identifié comme homme ou femme – et, dans le cas qui nous concerne, la spatialisation de ses humanités dites féminines et leurs liens particuliers à l’espace domestique, prison dorée de leur condition socialement construite.

Chez Fullerton-Batton, cette question du genre - la question féministe comme fait de langage - a quitté le champ de la revendication explicite de certaines de ses consœurs, mais se révèle à la lumière blafarde, voire apocalyptique, des intérieurs clos dans lesquelles elle dispose ces corps et spatialise ces scènes du quotidien. (In)volontairement, Fullerton-Batten nous montre combien cette question des rapports entre espace et genre demeure, pour la majorité, un impensé qui cache, et cristallise à la fois, ces rapports sociaux de sexes : l’espace domestique serait un espace exclusivement féminin pour lequel la figure de l’homme ne compterait pas tant il est occupé au travail, à la chasse, au loin… conquérant l’espace public. Dans Mothers and Daughters, aucun indice, aucune trace de présence masculine ne vient troubler l’ordre « naturel » des choses et espaces domestiques. Ces lieux, dans toutes leurs dimensions (sociales, spatiales, symboliques, représentationnelles,…) accueillent les gestes quotidiens de mères et de filles réduites au huis clos : une vie organisée autour de rituels (brossage de cheveux, habillage, repas à préparer, oisiveté momentanée), ponctuée d’étapes décisives (le mariage de la fille, son départ du domicile familial,…). Et lorsque ces femmes semblent s’extraire de cette condition d’ « humain domestique » - comme il existe des « animaux domestiques » -, c’est pour se retrouver dans l’espace extérieur mais inexorablement privé (de la terrasse, du jardin clos, de l’entrée de garage), toujours à distance d’un extérieur sauvage et viril, dans des espaces cadrés et circonscrits, y compris par un ciel qui, lorsqu’on l’aperçoit, pèse autant qu’une chape de plomb. Cette inertie est par ailleurs soutenue par le caractère figé des lieux qui - s’ils renvoient symboliquement aux décennies qui nous séparent du mariage de la mère de Julia ou de sa naissance - sont si atemporels que l’anachronisme éventuel ne peut se ressentir que dans quelques détails (un élément de mobilier, un appareil électroménager, un système de sécurité, un châssis, …). Au temps affecté répond l’immobilisme somatique : telle mère et telle fille engoncées dans l’inévitable répétition de leurs rôles et tâches. Ces femmes se transforment en poupées de cire à la beauté froide. Aux limites spatio-temporelles répond inexorablement l’autolimitation des corps. Et ces face-à-face terrifiants et biaisés nous poussent à croire en l’inévitable fin tragique.

***

« Ce livre traite des femmes, et de leurs vies comme femmes, d’un point de vue féministe. Il traite de ce que font les femmes, et de ce qu’elles ressentent et de leurs relations avec leurs proches, leurs enfants, leurs amis, leur travail, leurs intérêts et elles-mêmes. Ce livre parle de moi : bien avant que je ne possède une caméra, je regardais les gens et les événements, davantage en observatrice silencieuse qu’en participante, éprouvant que telle était la place de la femme. Ce n’est plus ma place comme femme, mais cela demeure mon style comme photographe. » C’est par ces mots qu’Abigail Heyman, photojournaliste américaine, activiste féministe, ouvrait Growing Up Female : A Personnal Photo-Journal, son premier ouvrage photographique. Nous étions en 1974. Julia Fullerton-Batton avait quatre ans.

Certes, à l’exception de l’outil, de l’arme, tant de choses les séparent. Et pourtant. Quel que soit le genre dans lequel elles travaillent, leurs photographies transcendent le cadre strictement biographique et engagent une posture publique. Elles testent les lignes de démarcation entre l’expression personnelle et le langage universel, entre l’autoportrait et la revendication d’une projection entièrement formulée et articulée. A l’engagement politique et performatif de l’une répond la densité esthétique de l’autre. Là où Abigail Heyman révélait ces réalités du Deuxième Sexe avec l’urgence et la lumière crue du quotidien américain des années 70, Julia Fullerton-Batton immortalise ce conformisme normatif malsain de l’impossible publicité de la vie féminine occidentale, avec cette inquiétante étrangeté de l’esthétisation de corps froids dans des maisons tièdes.

Jean-Didier Bergilez

Architecte, enseignant, chercheurà la Faculté d’Architecture de l’Université Libre de Bruxelles

hortence (laboratoire histoire théorie critique)