FREDERIC DELANGLE - Né le 24.10.1965 à Paris Réside et travaille à Rueil Malmaison

Représenté par la galerie "Tagomago" à Paris et Barcelone

Série « Micro-shops »

Sélection du commissaire



INDIAN MONUMENTS

Marc Mawet

Peut-on photographier la ville indienne par le silence, la solitude et l’immobilité, en s’évadant du chaos tonitruant d’une société si structurée ?

Frédéric Delangle connaît très bien l’Inde pour y faire une résidence annuelle depuis 4 ans. Motivé par des sujets comme le patrimoine, la compréhension de l’histoire des villes à travers leurs stratifications sociologiques, les structures urbaines ou tout simplement l’importance de la couleur dans leur identité, c’est au petit commerce de détail qu’il s’intéresse dans son travail intitulé « micro-shops ».

La démarche artistique est un beau pied de nez politique.

En photographiant isolément chaque commerce, à son échelle (confirmée par la présence du vendeur), dans son dépouillement et sa simplicité quotidienne, Frédéric Delangle affiche le contraste d’une économie de proximité qui touche efficacement près de 17% de l’humanité par rapport au grand marché de la distribution capitaliste, à ses experts hautement diplômés et à ses stratèges labellisés.

A chacun sa tâche, à chacun son lieu et son champ d’action dans une société où tout le monde doit trouver et tenir sa place.

Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie d’un système.

Ces hommes sont pauvres, travaillent comme des forcenés pour un salaire de misère, dans des quartiers souvent insalubres. Le photographe témoigne : « Ces commerçants passent la majorité de leur vie dans un espace qui ne dépasse pas la taille d’une cellule de prison. Ils passent le plus clair de leur temps dans une position qu’ils ne peuvent quitter par manque de place. Je leur demande de ne pas bouger pendant la prise de vue et à la fois de ne pas poser, ce qu’ils sont tentés de faire naturellement en souriant. »

A ce titre, le travail photographique de Frédéric Delangle peut sembler ambigu : d’une part, le souci de témoigner le plus fidèlement possible du rapport kinesthésique du corps de l’usager à l’espace qu’il pratique dans des conditions précises, d’autre part, l’obligation d’user d’un protocole qui transforme une position naturelle en posture, la contrainte de gommer une partie du réel pour ne garder que l’information essentielle, au risque de la faire apparaître artificielle et par là-même suspecte. C’est donc à la question du « régime de vérité » chère à Foucault que nous sommes ici confrontés. Et c’est pourtant le bon équilibre que trouve ce photographe, dans une authenticité qu’il faut lui reconnaître, entre l’inventaire documentaire et sa démonstration formelle, entre le constat pris sur le vif et l’orchestration de sa retranscription, dans une attitude que Michel Poivert rangerait probablement dans la catégorie de « l’anthropologie poétique »(1).

Ces images informent. Elles parlent de la flexibilité des limites entre l’espace public de la rue et l’espace privé du commerce, dans un urbanisme où l’exigence du partage et de l’unicité est une question de survie. Elles évoquent cette interactivité entre la sphère publique et l’activité privée. La surface de la première est offerte pour pallier l’exigüité de la seconde en accueillant le client et une partie du stock le temps de l’exercice de l’échange. En contrepartie, le négoce déploie son attractivité et son service dans un échange direct et spontané, sans ségrégation, optimisant ainsi la dimension publique d’un espace commun et partagé. La chose peut sembler anodine, des vantaux qui s’ouvrent, un toit qui se déplie et c’est pourtant toute la définition de la propriété qui s’en voit interrogée. « Pour la propriété, l’usage qui prédomine (…) est semblable à celui de la plupart des sociétés tribales : il consiste à considérer qu’une chose appartient à celui qui la tient dans sa main ou à celui qui sait l’utiliser. » (2) Un miroir tendu par la pauvreté à la ville riche et au système capitaliste qui démultiplient savamment et insidieusement les filtres, les seuils et les barrières étanches pour assurer le contrôle physique des accès et témoigner à chaque instant des ségrégations symboliques.

Dissolution de la limite, qui n’est plus alors ce qui sépare mais ce qui rassemble. Effacement de l’enclosure parce qu’il n’y a rien à cacher dans une réalité où la seule stratégie est celle de l’échange spontané et vital, parce qu’il n’y a rien à préserver lorsque le contrôle social assure la protection contre le vol et qu’une spoliation individuelle reviendrait à une agression collective.

Parce que l’enclos et les filtres séparent en occident le profane du sacré et que, sans doute, leur absence dans ces « micro-shops » manifeste une des spécificités de cette culture indienne à savoir le caractère indissociable de ces deux dimensions, rendant spiritualité et commerce conciliable.

Frédéric Delangle voit dans ces officines de petits théâtres dont l’éclairage artificiel renforce l’atmosphère magique.

C’est que le protocole de prise de vue entre « chien et loup », imposé par l’exigence d’éviter les heures de grande foule, crée une atmosphère lumineuse qui incite à une expérience sensorielle décalée, expérience qui bouleverse notre perception et par-là même notre lecture de la situation.

Ainsi, nous sommes interpelés et renvoyés vers ce qu’il peut y avoir à regarder et à imaginer bien au-delà de ce qui se trouve sous nos yeux. La magie sensorielle convie « le sens que nous projetons inconsciemment sur le phénomène perçu, et la perception se fond avec notre imagination et nos évocations mémorielles. » (3)

Ce qui permet au photographe d’avancer ce rapport analogique.

Ce qui m’autorise personnellement à y voir une forme de sacralisation dans le sens où l’entend Juhani Pallasmaa, à savoir que cette rencontre enflamme notre imagination et fait surgir un caractère sacré résultant de significations existentielles projetées sur l’espace. Notre conscience serait ainsi mise en éveil « au-delà de la raison d’être purement fonctionnelle » du lieu. La lumière, la posture, mais aussi le rapport d’échelle de la figure au fond et la co-présence des objets me font penser à un autel votif et aux offrandes à une divinité représentée. A ceci de précis que le contexte culturel indien nous interdirait de nous prosterner et nous inviterait naturellement à ne vénérer que les parties positives de nous-mêmes, si tant est que cette posture humaine pourrait nous faire penser à un dieu susceptible de dévotion. Le sacré ne serait dès lors pas recherché explicitement par la représentation photographique mais induit par notre propre transfert existentiel. Et ceci au coeur du quotidien. Ce qui apporte une réponse positive à la question posée en début de texte : oui, on peut parler de la ville et de la civilisation indienne par le silence, la solitude et l’immobilité, en s’évadant du chaos tonitruant d’une société si structurée. Parce que la dimension sacrée produite par le protocole photographique érige l’échelle humaine en monument symbolique, dans une opération inversée par rapport à celle d’un Lee Friedlander lorsqu’il faisait déchoir les monuments commémoratifs des Etats-Unis d’Amérique dans des prises de vue les rendant ordinaires. Ce qui éclaire peut-être le caractère énigmatique du titre qui érige en monuments ce qui ne sont en réalité que des « micro-shops ». Ce qui explique définitivement l’installation voulue par le photographe, organisant un chaos pour en faire une sculpture ou un savant amoncellement.

Marc Mawet,

Architecte

Professeur ordinaire à la Faculté d’Architecture de l’Université Libre de Bruxelles

Commissaire de la triennale « Photographie et Architecture » de Bruxelles

(1) MICHEL POIVERT, "La veine démocratique, lente restauration d’une poétique des usages", in Artpress2, août/septembre/octobre 2014, trimestriel n°34, pages 21-27

(2) YONA FRIEDMAN, "L’architecture de survie - une philosophie de la pauvreté", Editions de l’éclat, Quercy 2009

(3) JUHANI PALLASMAA, "L’expérience du sublime", in A+, octobre-novembre 2014, bimensuel n°250, page 31