PATRICK TOURNEBOEUF - Né le 2.06.1966 à Paris

Réside et travaille à Montreuil

Représenté par les galeries "Mélanie Rio" à Nantes, "Emotion Lydie Trigano" à Paris et "Tendance Floue Galerie" à Montreuil

Série « MONOLITH »

Sélection du commissaire



ROCK AROUND THE BUNKER

Patrice Neirinck

Les cliquetis des armes, ce paroxysme de violence où j’aurais pris conscience une fois pour toutes de ce que je suis. Je ne l’aurai pas vécu, seulement lu et/ou entendu.

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(Transformons) l’architecture, un vaste champ de bataille et un terrain d’opérations !

Les architectures sont en armes.

Les slogans en sont les coups.

Les manifestes sont à l’origine des fictions architecturales.

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# part (1) La fonction oblique n’échappe pas à la fiction religieuse.

# part (2) Les frontières de l’Europe ne datent pas d’hier.

# part (3) Irréductiblement les images ne sont pas des textes.

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PART # 1

Le complexe paroissial Sainte-Bernadette à Nevers, conçue en août 1963, est la première matérialisation des recherches théoriques poursuivies par Paul Virilio et Claude Parent.

C’est la première œuvre du groupe Architecture Principe. Cette réalisation est publiée dans le n° 3 de la revue "Architecture Principe" de mai-juin 1966, à la suite de l’édition précédente sur la fonction oblique.

Trois mois plus tard, le n° 7 (numéro spécial de septembre-octobre) de la revue a pour titre « Bunker Archéologie ».

Heureusement, dirais-je, Paul Virilio y signe deux articles datés de 1958 et de 1965, Bunker Archéologie et Architecture Cryptique. Manifestement, Claude Parent et lui n’avaient pas tout donné à lire et/ou à comprendre dans le n° 3 sur Sainte-Bernadette du Banlay.

Claude Parent donne alors quelques clefs supplémentaires : Virilio serait et/ouserait devenu un archéologue du futur à partir de quelques dates importantes de sa vie.

« En 1941, Paul Virilio échappe avec sa famille à la Gestapo de Nantes, grâce à l’architecture « cryptique » de son habitation.

De 1958...

Date de « l’invention » du premier blockhaus.

...à 1965

Il poursuit ses recherches et ses relevés du littoral nord-européen à la Méditerranée.

En 1960

Il entreprend la rédaction de son livre « Architecture Cryptique »(1), qu’il devait achever cinq ans plus tard.

Ces sept années charnières jalonnent l’itinéraire de Virilio depuis sa rencontre avec le blockhaus...

Des précisions supplémentaires seront enfin apportées en 1975 dans la préface du catalogue de l’exposition Bunker Archéologie, organisée par le Centre de Création Industrielle et présentée au Musée des Arts Décoratifs de Paris.

Virilio y précise ses sensations lors de l’apparition de l’horizon marin en 1945, en épinglant une première attirance intuitive, puis une révélation 13 ans plus tard, par le truchement d’un adossement au massif de béton du bunker, d’un regard sur une ligne d’horizon, d’un retournement corporel et d’une obligation de regarder.

Soit, entre 1958 et 1975, une période de 17 ans d’investigations, qui se conclut par une exposition où cryptage et décryptage s’opèrent.

1997 : Recryptage.

Le 18 septembre, lors d’une interview à l’École Spéciale d’Architecture de Paris, Paul Virilio répond à une question de Pierre Lebrun :

« La guerre et l’intérêt pour ce que j’ai vécu de total et de totalitaire durant ma jeunesse m’ont amené à l’architecture. Sans les bunkers, je ne serais pas arrivé à l’architecture et sans la guerre à l’écriture...J’ai donc croisé l’art sacré, la reconstruction à une époque où j’avais 18 ans, époque à laquelle je me suis converti. Sainte-Bernadette n’est donc pas arrivée par hasard. »

A une autre question de Pierre Lebrun : « Il me semble que la question des rapports du béton armé et de la guerre est quelque chose de refoulé en architecture. Or, il m’apparaît que Sainte-Bernadette de Nevers parle de cette question ? » La réponse de Virilio apporte de nouvelles précisions :

« Cette œuvre en parle volontairement. Le symbole était voulu. Lorsque Monseigneur Vial m’a contacté, si la commande avait été Saint-François d’Assise et pas Sainte-Bernadette, il n’y aurait pas eu Nevers. En effet, Sainte-Bernadette renvoie à la grotte de Lourdes qui est un espace cryptique. [...] Ainsi, l’église Sainte-Bernadette devint la grotte de Lourdes transférée au travers de la métaphore de l’abri qui sauve.

Bien sûr, il y a la dimension de la fonction oblique mais il y a aussi la métaphore de l’église fortifiée dont le thème d’origine est la chorale de Bach « Dieu est ma forteresse ».

Lu comme forme usée, dégradée, délabrée, retournée, éteinte de ses feux, le bunker pourrait n’avoir aucune valeur en soi, ni beauté propre.

Le bunker comme image, les images de bunkers, pourraient ne vouloir que renvoyer à l’intégrité idéale du bunker dans sa plénitude.

L’image du bunker est un signe plutôt qu’une réalité finie.

C’est comme cela que Virilio a vu les points du mur de l’Atlantique lors de ses promenades sur les plages du débarquement. Un signe à métaphorer, à instrumentaliser à partir d’une phrase de Sainte-Bernadette Soubirous : « la grotte aura été mon ciel sur la terre ».

Avec le complexe paroissial de Sainte-Bernadette du Banlay, Claude Parent et Virilio ont fait d’une révélation « une grotte qui est un ciel » .

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PART # 2

Je sais que sous le béton, tes yeux m’assaillent. Tu n’entrevois que mon corps et les corps qui m’entourent. Ta puissance d’action est totale. Ta gâchette est ta patrie. Elle réfléchit et s’active tout comme moi.

Depuis mon départ à 3h00 sur le chaland de débarquement, j’ai décidé de ne pas chanter, uniquement écouter. C’est une attitude comme une autre, je n’ai pas pu m’endormir comme d’autres. Je vague vers toi en terrain presque connu. Je suis lourd à tout point de vue. Le briefing préalable était très clair. J’ai mémorisé le plan.

Jeune dessinateur je suis, mais je ressemble à un petit gros monsieur harnaché de ballots difformes. Tu nous as vus, il est 5h30. Je ne suis pas tout seul. Le soleil se lève, le vent est de force 3 à 4. La benne s’ouvre. L’eau envahit la barge. Je veux marcher, je m’enfonce. Où est cette terre ? Tu tires. Je m’enfonce dans l’eau et j’ai oublié de dire que je ne sais pas nager. Au moment où un individu pénètre dans l’eau, il peut survenir ce que l’on appelle une syncope d’immersion mais ce n’est pas le cas. Je n’ai pas froid. Dans mon cas, la pénétration d’une grande quantité d’eau dans mes poumons est à l’origine de mon impossibilité de respirer. Mon sang est aspiré par les poumons. La petite hypoxie est en cours, je suis épuisé, toujours conscient, je maudis le connard qui n’a pas pris la mesure des différences de niveau. L’acidose s’attaque à mon cerveau et à mon cœur. J’ai compris. J’ai froid maintenant. La grande hypoxie bat son plein. Je ne me maintiens plus à la surface. J’inhale de l’eau, de l’eau. Ma conscience me lâche... mes dernières pensées iront à ce que vous ne saurez jamais. 4 minutes 37 secondes, je suis tout près de l’anoxie. Je flotte en oblique, inanimé entre deux eaux. Mon corps ne montre plus de signe d’activité cardiaque.

Ma noyade ne ressemble pas à la noyade, je n’ai pas eu le temps de crier, quelques gestes désordonnés tout au plus.

Ma noyade ne ressemble pas à la guerre, je n’ai pas eu l’occasion de tuer.Ma noyade ressemble à un plan mal conçu, mais c’est la guerre.

On me trouve plus tard, on constatera que je ne suis pas un noyé blanc, que ce n’est pas une syncope primitive. J’étais trop lourdement chargé pour cela, ce n’est pas de la lâcheté. J’aurai donc droit à une croix blanche.

J’ai quitté le bureau de Le Corbusier le 23 mars 1942, douze mois après qu’il ait eu installé ses bureaux à Vichy dans un hôtel où logeait une partie du gouvernement du Maréchal Pétain. Je suis parti pour faire la guerre, j’avais 23 ans et je m’appelle Pierre Menard. Je suis parti le jour où je l’ai entendu dire : « Hitler peut couronner sa vie par une œuvre grandiose : l’aménagement de l’Europe »(2), comme il l’écrira plus tard à sa mère.

Je suis parti le 23 mars 1942, jour de parution de la directive de guerre n° 40 – naissance officielle de « l’Atlantikwall ».

En mai 1942, la construction du mur de l’atlantique commence.

En juillet 1942, Le Corbusier, à l’âge de 53 ans, quitte Vichy. Coup de dés. Certes, un coup de dés jamais n’abolira le hasard de même que toute pensée qui émet un coup de dés, crée, sans hasard, le contenu qui l’exprime.

Oui on peut voir la cabane de l’abbé Laugier... en plus solide.

Oui Virilio a vu le bunker et en a fait une grotte qui est un ciel.

Oui cela en devient (presque mignon voire) romantique.

Oui si Bruno Fortier le voulait bien, il pourrait en faire un chapitre supplémentaire à son livre, « La poétique des ruines en France ».A la suite des chapitres des origines à Victor Hugo, il manque la période contemporaine.

Oui on peut penser à une (merveilleuse) architecture en symbiose avec la nature et admirer les avancées plastiques de l’intelligence de la nature pour le camouflage.

Oui on peut dire, penser que les congés payés du front populaire ont urbanisé le front de mer atlantique de bien pire façon que les Allemands.

Et, et, et la conjonction de coordination qui engendre le multiple et l’infini.

Moi je vois le monstrueux, la mort, l’injure, l’agression.

Oui on peut voir et faire dire au bunker l’infini du monde. Le bunker peut être le miroir de l’infini de l’imagination des artistes et/ou d’un visiteur. Mais cela a d’abord été le résultat d’une exigence idéologique.

Cette production de béton armé ne se laisse pas dissoudre dans la simple recréation d’une relation avec d’autres ou d’une nouvelle relation au temps.

Cette forme qui enferme et animalise le pouvoir, ce n’est rien d’autre que l’imagerie d’un pouvoir.

Physiquement, c’est un espace fermé, protégé, et sa condition isolante aux bombes n’est qu’une épaisseur excessive de béton que l’on peut apprécier aux fenêtres de tir. C’est un espace solitaire où les complexes interactions humaines ont été remplacées par l’obéissance de mettre en œuvre la manipulation arbitraire d’objets relativement lourds et inanimés... obus, cartouches....

C’est l’abri : « cocooning de la violence » de celui qui refuse le combat au corps à corps et en même temps, de l’autre côté de la porte blindée, il y a la trilogie terre, mer, air.

C’est un centre, un centre immobile de l’univers, un des points d’une ligne de front à partir duquel il était possible de noyer, de repousser, d’éliminer, de refouler, de ruiner un répertoire infini de mondes possibles.

Le paysage semble s’être acclimaté de la présence de ce béton troué.

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Part # 3

Selon Leonard de Vinci : « Il ne subsiste aucun vide entre la terre et l’air. Ainsi, quiconque a dit qu’il s’y produit du vide a fait un triste discours. » « L’air est épais et on peut y prendre appui ».

D’une certaine manière, les images des monolithes de Patrick Tourneboeuf sont comme des échos d’egos perdus. Elles réfléchissent, rebondissent sur les obstacles de la pensée présents sur leurs trajets. Les indices deviennent alors à peine perceptibles, des morceaux manquent, cela multiplie les portes d’entrée. Si l’on retourne cette idée comme un gant, il se pourrait que cet impérieux besoin de clic claquer des monolithes soit pour le photographe un système d’écholocation animale face à un environnement sombre ou à défaut trouble. Un photographe chauve-souris.

Les photographies de la série monolithe ont le mérite d’être sobres, à distance respectable de l’objet et avec des ciels inconséquents. La figure n’excède pas le fond et vice versa. Le photographe a décidé de ne pas inférer de la violence dans les rapports des éléments cadrés, il n’a pas fraudé, il n’a pas esquissé une furtivité dans une affaire convenue, il n’a pas accumulé une photo éthique de plus de subordination à la bonne conscience, il n’en a pas fait une photo convenue de la commande publique d’une mission patrimoniale qui ne lui permettait pas de faire ce qu’il voulait, il n’en a pas enregistré une photo pour une traumathèque.

Je pense que la mauvaise part n’a pas envahi la totalité de l’air épais du photographe c’est une démonstration du comment taire « les échos d’egos perdus ».

Patrice Neirinck

Architecte

Professeur à la Faculté d’Architecture de l’Université libre de Bruxelles

(1) Je n’ai pas trouvé ce livre. (2) Vers une politique de l’architecture. Le voyage à Vichy. Marc Perelman et Le Corbusier collabo ? article de Daniel de Roulet in revue d’architecture TRACÉS