CHRISTOPH SILLEM - Né le 18.10.65 à Goslar

Réside et travaille à Paris

Série « A World Around Disney »

Sélection du commissaire



SECTEUR IV

Marc Mawet

«  Ici, je les (mes enfants) laisse sortir. S’il y a le moindre
pépin, Disney va réagir. Je sais qu’ils sont en sécurité. »
(1)
Christine, mère de famille habitante de Bailly-Romainvilliers



Dans le simulacre d’une ville réelle, à l’heure de la cité réalité, se crispe la grimace d’une histoire imaginaire faite de superlatifs enchanteurs et d’extases nombrilaires et infantiles.

Le bonheur passe par un déguisement, vendu pour un désir de paix et d’évasion par une civilisation sans fond dont la finalité est pourtant connue.

Une civilisation qui s’abîme jusqu’au vertige d’un paraître hypnotique.

L’exclusion profonde sera haussmannienne, de surface.

L’appartenance de surface aura l’apparence de la France, profonde.

A l’inverse des destinations exotiques, le pittoresque ne vend que du « all exclusive ».

Lisser la ville pour en exclure les aspérités incontrôlables.

Dans le théâtre en « ismes » d’une vie aseptisée, la façade fait de l’uniforme le déguisement d’une harmonie sélective où rien ne doit troubler l’enchantement d’anonymes sous contrôle et par là-même heureux.

Le paysage offert à la Belle au Bois Dormant du haut de son donjon doit être maîtrisé : le décor sera urbain et social pour tendre à vivre le mythe d’une ville idéale et sans peurs.

Eradiquer la peur, la peur de l’autre, jusqu’à le rejeter, jusqu’à nier même son existence.

Se recentrer, retrouver ses repères sans dépasser les bornes.

Surtout ne pas dépasser les bornes…

Et comme dans les alexandrins d’une poésie du Capital, la rime doit être riche, le centre sera commercial !

Parce que le lit social est dans l’échange entendu comme l’assoupissement sonnant et trébuchant de l’avoir.

Surtout ne pas se disperser.

Sous cloche, la police se pratique par asphyxie préventive, des mains expertes et virginales de Mickey.

Plus efficaces qu’un karcher bleu marine, les fées du logis veillent à l’entretien des grilles dorées et autres limites savamment dessinées pour interdire l’osmose tandis que les gentils soldats du sommeil de plomb exercent patiemment une vigilance numérisée.

Contenir en les murs l’impertinence privée de la diversité fauteuse de troubles publics…

L’oasis urbaine est un mirage offert au regard infantilisé d’habitants falsifiés ou de touristes émerveillés où le présent privatisé se décline au passé pour proclamer un avenir radieux.

Peut-on imaginer un dessin animé sans personnages, un conte sans héros, une histoire sans…histoire ? Christoph Sillem a photographié Val d’Europe en fin de chantier. Un peu comme une réception qui, provisoire, aurait été en attente d’invités. Ses images aux absences inhumaines racontent avec une violence silencieuse une ville sans habitants, sans héros, sans méchants, sans amoureux transis ou abrutis maladroits, sans petits gros râleurs, grandes blondes fascinantes ou tonitruants guerriers sculpturals. Sans en être l’auteur, Christoph Sillem connaît l’aventure qui est proposée aux futurs acquéreurs : une vie de figuration, où l’initiative est infraction, la personnalité un délit, l’existence même une présomption de culpabilité. Ses images sans contrastes aux couleurs pastelles hurlent avec une douceur morbide la crudité d’un monde clos où le contrôle se veut aveugle comme les murs qui excluent autant qu’ils ne protègent d’un hypothétique désordre. Cela flaire bon la carte postale sauf à oublier que le glacis est terrifiant. Christoph Sillem apostrophe Charles Trenet en rendant la mélodie sourde, jusqu’à l’horreur de l’inaudible : payant le prix du lissage criminel de ses aspérités égalitaires, libertaires et fraternelles, sa douce France sera le très cher pays de son enfance pour correspondre aux fondamentaux d’une histoire authentiquement fausse et désanchantée.

1987, Secteur IV

Val d’Europe : quatrième secteur de Marne la Vallée, l’une des cinq villes nouvelles de la région parisienne.

Il accueille Disneyland Paris.

Ce secteur est le fruit d’un partenariat public/privé rassemblant d’une part l’Etat, le département, la région ainsi que diverses structures parastatales et d’autre part la Walt Disney Company.

Il est géré en municipalités qui sont de vraies instances démocratiques regroupées dans un syndicat d’agglomération qui répartit uniformément l’argent provenant des taxations sur l’activité du parc d’attraction et des centres commerciaux. A bien y regarder, ces municipalités et leurs habitants apparaissent néanmoins complètement assujettis à ces instances supérieures que sont EPAFrance, l’organisme étatique créé spécifiquement pour ce secteur et la société Disney.

Dans la répartition des zones à développer, Disney a reçu 65% des terrains en tant que développeur. Le logement social y est limité à 25% du parc locatif.

Alors que les autres villes nouvelles ont été le champ d’explorations novatrices en matière d’urbanisme et d’architecture, Val d’Europe développe un urbanisme traditionnel et une architecture passéiste relayée par une communication de célébration d’un monde enchanteur. Alors que l’individu urbain contemporain revendique une appartenance qui dépasse les limites d’un territoire associé au lieu où il habite, la centralité spécifique aux compositions des villes anciennes est ici appliquée comme stéréotype idéal, porteur de la valeur unificatrice et du sens de la communauté. En outre, autrefois réservées aux institutions représentatives de l’Etat et des grandes valeurs tutélaires qui sacralisaient les identités civiles et les appartenances nationales, ces centralités sont dans le cas de Val d’Europe occupées par le parc d’attraction Disney et ses divers lieux de consommation ainsi que par les centres commerciaux. A l’aire de la globalisation, des connectivités virtuelles et de la mobilité facile et accessible qui amènent à l’éclatement positif des référents et des ancrages, il n’est pas anodin que la centralité - qui plus est occupée par des espaces d’évasion et de consommation - s’institue comme force d’attraction communautaire et de contrôle social, en décalage total avec la réalité sociologique et culturelle mais aussi avec l’actualité polycentrique urbaine. Val d’Europe incarne donc parfaitement le principe selon lequel les centres commerciaux et les parcs de loisirs seraient les institutions palliatives qui assureraient le lien social, contrôleraient et protègeraient le citoyen. Complémentairement au principe de la centralité, l’urbanisme développé dessine des espaces publics lisses et aseptisés, définissant clairement les limites qui le séparent de l’espace privé afin d’exclure toute interférence considérée comme nuisible à l’ordre et à la propreté qui doit régner dans ces espaces publics. Eradication de toute « aspérité » urbaine, gommage de toute capacité de l’espace public à se laisser détourner ou approprier hors les codes et les usages imposés, telle est la règle pour assurer la conformité à l’atmosphère enchantée d’un monde imaginaire idéal. Si l’on suit par ailleurs l’intuition de Wim Cuyvers sur la capacité de la pénombre à convoquer la transgression et l’authenticité des actes individuels dans la ville, il n’est pas surprenant que la surmultiplication des réverbères ait été elle aussi employée comme « stratégie » supplémentaire pour déjouer toute velléité « tactique » de dérogations aux règles, usages et protocoles imposés. Unique sera la narration de cette pensée totalitaire ! Il s’agit en effet de créer les conditions avérées d’un simulacre urbain et d’un monde en équilibre, nettoyé de toute contamination jugée négative, rejoignant dans son hyperréalité les univers pastels des contes de fées de notre enfance afin de rassurer les habitants et de les installer dans un rêve permanent. Guy Debord aurait ici trouvé le témoignage parfait de sa « société du spectacle » où la représentation de la ville est plus importante que la ville elle-même. Il n’est dès lors pas étonnant que cette nécessité de « représentation »de la ville passe par une synthèse des traditions architecturales nationales, tantôt urbaines lorsqu’il s’agit d’utiliser le style hausmannien tellement représentatif de l’ethnocentrisme parisien, tantôt rurales lorsque l’image retourne aux sources des plus beaux villages de France. Privées de leurs structures propres, les architectures perdent en épaisseur pour devenir les festons lisses, minces et décoratifs d’un espace public qui apparaît comme la parfaite continuité des allées scénographiées du Parc Disney.

« La forme suit la fiction » (2) aurait pu être la conclusion s’il n’apparaissait pas aussi nécessaire d’évoquer la bien réelle sélection sociale limitant l’accès aux logements aux classes favorisées. Il est en effet facile de comprendre que dans cette symphonie du bonheur, les classes inférieures voire les communautés allochtones soient associées aux couches à haut risque potentiel de désordre. Impossible d’envisager la dénaturation de cette vision angélisée d’une communauté urbaine pacifiée et harmonieuse dès lors que toute déviance porterait préjudice au rôle de porte d’accès symbolique et physique au monde magnifique de l’évasion et de la consommation. L’altérité sera donc purement et simplement interdite, jusque dans ses postures les plus anodines et même pour les élus de cette sélection drastique. Car l’altérité est une offense dans un espace public de logo. Aussi, le bras armé du « cercle de gestion de la qualité urbaine », à savoir les services Disney eux-mêmes, assure-t-il le relevé mensuel systématique des dérogations aux principes imposés et ce, afin de prévenir toute altération du décor attendu.

Si la vie est une pièce de théâtre permanente, tout ce simulacre « fait partie du jeu. C’est un jeu dont nous avons besoin. Nous avons tendance à préférer tout ce qui se présente à nous avec la force organique d’un monde, et pas seulement la pure présence d’un objet, même s’il est beau. Nous sommes reconnaissants envers celui qui est capable de mettre en place des mondes. Ce sont des assurances contre le chaos, ce sont des organisations salvatrices du réel. (…) Et l’homme entretient avec ces possibles désastres un rapport étrange, hésitant entre la résistance pure et simple, et l’instinct d’en chevaucher la force pour inventer des scénarios meilleurs. » (3)

Marc Mawet,

Architecte

Professeur Ordinaire à la Faculté d’Architecture de l’Université Libre de Bruxelles

Commissaire de la triennale « photographie et architecture » de Bruxelles

(1) VERONIQUE WILD, VALERIE VAUTIER, 2007, L’oasis urbaine – Disney bâtisseur aux portes de Paris (Val d’Europe), Neuchâtel, Institut d’ethnologie

(2) NAN ELLIN, 1999, Postmodern urbanism. New York : Princeton Architectural Press

(3) ALESSANDRO BARICCO, 2002, Next, Saint-Amand-Montrond, Albin Michel, pages 66-67

La plupart des informations et données objectives reprises dans la partie « 1987, Secteur IV » sont extraites de l’ouvrage de Véronique Wild et Valérie Vautier, « L’oasis urbaine ».