OLIVIER CULMANN - Né le 26.02.1970 à Paris

Réside et travaille à Montreuil

Représenté par la galerie "Tendance Floue Galerie" à Montreuil

Série « Down Towns »

Sélection du commissaire



CARTOGRAPHIE D’UNE ROUTE HABITEE

Elodie Degavre

« Il existait donc (...) depuis longtemps, une cartographie non pas scientifique mais symbolique, destinée moins à renseigner avec exactitude sur les pays représentés qu’à évoquer, aux yeux des personnes qui auraient du mal à le concevoir, ce que pouvait représenter concrètement un pays ».(1)



A trois reprises, entre 2008 et 2013, Olivier Culmann prend la route aux Etats-Unis. Un premier voyage l’emmène sur la Mid Road qui fend le pays du Nord au Sud en son centre. C’est au cours de ce trajet, ponctué d’arrêts dans de petites villes qui s’épuisent, que se dessine un sujet qu’il approfondira durant les deux voyages suivants : la disparition des centres urbains et la fragilité d’un environnement construit que ses propres habitants laissent à l’abandon. Récoltées en chemin, les road-photographies d’Olivier Culmann s’assemblent pour évoquer une cartographie symbolique du territoire américain.

Depuis plus de 50 ans, les phénomènes de décroissance urbaine aux Etats-Unis prennent la forme de propriétés vides et abandonnées, de parcelles en friche et d’infrastructures en décomposition. La désindustrialisation et la délocalisation des activités économiques ont fait croître les inégalités territoriales ; le déclin persistant, localisé et intense de certaines régions constitue le revers d’un développement urbain néo-libéral, concentré sur les zones prospères, les lotissements suburbains et les lieux de consommation de masse. Les territoires traversés par le photographe cristallisent ces inégalités, inscrites dans l’espace de l’économie capitaliste contemporaine américaine.

Au fil de la route en apparence déserte se dessine la carte d’une dystopie habitée. Pas de protocole de prise de vue, sinon la contrainte d’un parcours prédéfini sur plan ; une fois sur place, un repérage rapide, un arrêt, un cliché, on reste en bordure de route, on repart, on est en chemin. C’est ce qui frappe en regardant le travail d’Olivier Culmann : l’asphalte, les autres voitures, la mise à distance avec le sujet car on s’astreint à se tenir sur le bord d’un trottoir, les panneaux de signalisation restent dans le cadre. Quelques rencontres fortuites et invitations improvisées amènent parfois le photographe à modifier son itinéraire et à peupler ses images. Car dès lors qu’elle est perçue comme un tracé concret et parcouru, la trajectoire devient un lieu, habité par le photographe et ceux qu’il y croise. Le philosophe Paul Ricoeur se prend à décloisonner la notion de lieu en l’étendant du simple point défini dans l’espace à la ligne entre ces points : « Le lieu n’est pas seulement le lieu où se fixer, comme le définissait Aristote (la surface intérieure de l’enveloppe), mais aussi l’intervalle à parcourir. »(2) Il renforce son propos en entrelaçant les notions de trajectoire et d’habitat : comme le montre le travail photographique d’Olivier Culmann, les « opérations de circulation, d’aller et venir, (...) suscitent des réalisations complémentaires à celles de fixer l’abri ; le chemin, la route, la rue relèvent aussi du construire, dans la mesure où les actes qu’ils guident font eux-mêmes partie intégrante de l’acte d’habiter »(3) . Une idée qui fait écho à la mise en place du territoire américain dont le réseau routier reflète encore aujourd’hui les étapes de la conquête ; l’architecture et les infrastructures y ont fixé la vie sédentaire et ont concrétisé les points et lignes sur la carte qui se composait. Conscient de cette réalité, Culmann dresse au fur et à mesure de ses captures la cartographie symbolique du pays des pionniers. On le suit sur « ces routes insensées qui [nous] emmènent tout droit » (4) évoquées par Kerouac et le long desquelles s’agrippent de petites villes, traces des colons qui s’installent alors que d’autres poursuivent leur chemin.

L’avancée confiante des conquérants à travers les terres semble avoir laissé place aujourd’hui à une certaine forme de résignation. Culmann observe avec fascination les structures vidées de leur sens, délaissées par leurs usagers, ces derniers leur préférant un nouvel univers, constitué d’une architecture d’une banalité absolue, souvent au service de la consommation à grande vitesse.

Mais, résistants malgré eux ou isolés et libres par choix, quelques personnages continuent à peupler ce monde délité. Des assemblages de matériaux hétéroclites, ceux que l’on a réussi à trouver, fabriquent des architectures anonymes et fragiles, bricolées mais bien présentes, enveloppes de tôle. La tôle, celle de la bagnole, celle du hangar, celle de la caravane, celle du toit de la station essence ou de l’usine, matériau récurrent et universel qui pose quelque chose, là, vite, pour y habiter, y travailler, remiser, pour un temps. L’excédent d’espace est consacré à se déplacer, mais pas uniquement. Car l’absence de lieux publics urbains amène la vie à s’organiser autour des infrastructures de mobilité. Le parking, les bords de voie rapide, le garage, l’allée d’entrée ou même la voiture abritent les rendez-vous ou accueillent les rencontres fortuites. Dans les territoires que traverse le photographe, plus qu’ailleurs sans doute, « habiter est fait de rythmes, d’arrêts et de mouvements, de fixations et de déplacements. »(5) L’architecture et les infrastructures y renoncent à jouer un rôle structurant et pérennisant mais ne résistent pas à abriter des usages singuliers.

A travers ces images, Olivier Culmann dessine les contours d’une Amérique qui nous appartient tous. Celle des films, des romans, celle des photographes aussi, ceux qui, depuis les années 50, ont sillonné les routes et tenté de montrer le revers du rêve américain et son empreinte, en négatif, sur le territoire. Devant cet univers à la fois dystopique et mythique, inscrit dans notre imaginaire collectif, quelque chose se produit en deux temps. Il nous semble reconnaître immédiatement ces paysages étendus qui ont on ne-sait-quoi d’excitant : c’est l’Amérique ! Sentiment immédiatement contrebalancé par la prise de conscience de la fragilité de tout ce qui tente de s’agripper à ce territoire et qui donne au rêve américain un goût amer. Comme Kerouac devant les images récoltées par Robert Frank(6) déjà soixante ans plus tôt, on s’interroge : « vous regardez ces images et à la fin, vous ne savez plus du tout lequel est le plus triste des deux, un juke-box ou un cerceuil »(7) . L’histoire de la photographie nous a livré un inventaire épais et passionnant de l’ordinaire américain et de ses routes habitées ; Culmann y contribue avec un plaisir avoué. Tantôt fascinés, transportés, ou incrédules, on conclut comme Kerouac : « des images aussi américaines... ! »(8)



Elodie Degavre

Architecte

Enseignante à la Faculté d’architecture de l’ULB

(1) Cartes et figures de la Terre : catalogue de l’exposition présentée au Centre Georges Pompidou du 24 mai au 17 novembre 1980, Centre Georges Pompidou, Paris, 1980.

(2) P. Ricœur, « Architecture et narrativité », in Urbanisme, novembre-décembre 1998, n° 303, p. 44-51.

(3) Ibid.

(4) J. Kerouac, préface du livre photographique de Robert Frank : Les Américains, éditions Delpire, Lausanne,(1959), 2007

(5) P. Ricoeur, op. Cit.

(6) Robert Frank (né en 1924) est un photographe américain. Dans les années 50 il sillonne les routes des Etats-Unis et sera le premier photographe à livrer un large inventaire de la vie ordinaire de son pays à travers son livre culte « Les Américains » (1958). Enfant de la beat generation, il fera de l’écrivain Jack Kerouac son compagnon de route.

(7) J. Kerouac, op.cit.

(8) Ibid.