GUILLAUME GREFF - Né le 15.10.1977 à Sarreguemines

Réside et travaille à Sarralbe et Strasbourg

Sélection du jury



GAME OVER POUR DEAD CITIES

Eric Van Essche

Depuis les années 1980, le plasticien belge Guillaume Bijl propose au public fréquentant les lieux habituels d’exposition, de faire l’expérience d’une immersion ludique dans une reconstitution à l’échelle 1:1 d’espaces existant tels quels dans le monde réel, combinant ainsi les trois traits saillants des nouvelles pratiques artistiques contemporaines : readymade d’abord (qui permet de transposer les objets du quotidien sur le terrain de la création en se les appropriant d’une simple signature sans devoir de fabrication), le développement de l’installation ensuite (un dispositif artistique à la croisée de la peinture, de la sculpture et de l’architecture qui tombe des cimaises, descend des socles et investit l’espace d’exposition tout entier), et l’inflation d’un art relationnel (qui demande au spectateur passif de se muer en visiteur actif faisant usage des éléments mis spécialement à sa disposition). Ainsi, il convertit les structures institutionnelles –galeries d’art ou salles d’exposition par exemple– en espaces usuels divers comme un magasin de chaussures, de vêtements, de tapis, de lustres ou même d’automobiles ; un salon de coiffure, un lavoir automatique, une salle de gymnastique ou un stand de tir(1) !

Or, voici que le travail du photographe français Guillaume Greff dévoile l’existence d’une situation comparable à l’échelle non plus d’un lieu particulier mais d’une ville entière. Les images rassemblées dans le corpus Dead Cities nous présentent des constructions simples et banales –une gare, une école, un hôtel, un centre commercial, un parking, une station-service, un cimetière, des immeubles d’habitation, des villas, etc.– agencées de part et d’autres de rues et de boulevards prenant l’aspect d’un quartier urbain périphérique comme on en trouve dans les architectures récentes des petites villes françaises de banlieue. Un regard plus attentif poussera cependant le spectateur à douter de cette première impression : les rues sont désertes, toute activité en semble exclue, les bâtiments font penser à des maquettes géantes : édifices simplifiés, réduits à l’essentiel de leur fonction utilitaire (les pierres tombales restent anonymes), mais comme figés dans l’attente d’une mise en fonction –tout est ici latence… On finit sur l’impression de visiter le décor d’une série télévisée bon marché, en pause entre deux tournages. On déambule du regard dans une gigantesque construction en briques « légo » ou dans une sorte de parc d’attraction singeant le réel, ou encore au cœur d’une version soldée du « Village » de la série culte Le Prisonnier : bonjour chez vous, Numéro 6 (2) !

En réalité, cette ville fantôme n’est autre qu’un centre militaire d’entraînement aux actions en zones urbaines : bienvenue à Jeoffrécourt, une unité d’habitation artificielle d’une capacité de 5000 personnes occupant 120 hectares ! La guerre s’est déplacée des champs de bataille classiques aux centres des cités : s’il fallait auparavant assiéger une ville de l’extérieur –ou l’infiltrer par la ruse d’un Cheval de Troie– la majorité des affrontements ont aujourd’hui lieu en milieu urbain. Le choc frontal de deux corps armés adversaires s’est dilué dans une guérilla ou de petits groupes dispersés s’opposent confusément. Il s’agit donc d’exercer les soldats à ces nouvelles situations en développant des tactiques adaptées pour s’assurer la victoire : rien de tel que de placer les troupes à l’épreuve du terrain en les immergeant dans un dispositif d’exercice grandeur nature lors de grandes manœuvres d’un nouveau genre.

Pourquoi Guillaume Greff s’est-il investi dans plusieurs mois de correspondance et de rendez-vous avec le ministère français de la Défense afin d’obtenir les autorisations nécessaires pour réaliser son travail photographique ? Il confie que la photographie est « un moyen de parler de notre rapport au monde et de la manière dont nous l’occupons. Mes photographies sont souvent vides de présence humaine mais parlent néanmoins de l’homme à travers les traces qu’il laisse dans la géographie qu’il occupe (3) » . L’esthétique épurée qui se dégage de ses tirages clairs et lumineux n’a d’innocent ou d’objectif que l’apparence : recoupée par des prises de vue systématiquement obliques, elle sert à mettre le visible en crise en invitant le spectateur à regarder « de biais » pour démasquer l’imposture d’une cité qui n’en est pas vraiment une. On sait par ailleurs que, dans les travaux cité en ouverture, Guillaume Bijl questionne également le réel et la place des objets dans cette réalité : en théâtralisant notre quotidien, ses « Trompes-l’œil » tridimensionnels nous ouvrent aussi les yeux après nous avoir déstabilisés. Le public devenu d’un côté acteur d’une œuvre d’art (qui appartient au domaine de la représentation illusionniste du monde) répliquant à l’identique par exemple un lieu de commerce, est démasqué de l’autre comme acteur de la société de consommation qu’il a quittée le temps d’une visite culturelle. Fiction et réalité sont ici écrasées l’une sur l’autre dans une fusion critique renvoyant le visiteur à son quotidien qu’il ne pourra plus regarder aussi naïvement qu’auparavant, comprenant que le Capitalisme parsème ses déambulations urbaines de leurres propices au consumérisme, exploitant ses désirs et manipulant ses rêves insatiables.

Or, je ne peux m’empêcher de voir ces soldats en exercice, cavalant arme au poing dans le dédale de Jeoffrécourt, comme les personnages d’un jeu vidéo tridimensionnel et monumental. Ils jouent à la guerre dans un simulateur architectural où le réel est « fictionnalisé » pour préparer la troupe à des situations potentielles de lutte armée. Ce qui pose en retour la question de la « réalité » des cités urbaines banales répliquées par les concepteurs du camp d’entraînement. Les habitants de ces villes « bon marché » sont-ils les acteurs d’un jeu dont la règle serait de passer de la case maternité à la case cimetière en menant une vie disciplinée –notamment celle de consommateur docile à l’inévitable centre commercial ? Merci donc à Guilaume Greff de conduire le spectateur à la nécessaire pensée critique sur notre rapport au réel pour ne pas devenir acteur de sa propre vie dans un décor de série B. Dead Cities dénonce ainsi la pauvreté d’inspiration de l’architecture en périphérie urbaine où une guérilla citoyenne serait à mener contre l’invasion de promoteurs immobiliers cupides, davantage obsédés par le profit rapide des investissements que par la qualité durable de la vie des habitants. Il est effrayant de constater que de nombreux secteurs de l’actuelle banlieue française –mais aussi européenne : pensons à ces zones de lotissements clonés que l’on aperçoit du train quittant les villes– ressemblent à cette ville « neutralisée », réduite à une structure à coefficient stylistique nul, quand « la ville au rabais devient la norme de la vie rabaissée », un « lieu dont la puissance d’écrasement de l’imaginaire laisse sans voix (4) » .

Éric Van Essche

Docteur en histoire de l’art de l’Université libre de Bruxelles

Directeur de l’Institut supérieur pour l’étude du langage plastique (L’iselp)

Professeur à l’École nationale supérieure des arts visuels (ENSAV) de La Cambre, et à l’Université libre de Bruxelles (ULB)

(1) Voir http://www.guillaumebijl.be.

(2) The Prisoner est une série télévisée britannique créée par Georges Markstein et Patrick McGoohan (17 épisodes de 52’ diffusés en 1967 et 1968.

(3) Voir http://www.guillaumegreff.com.

(4) Voir Jean-Christophe BAILLY, « La ville neutralisée », dans Guillaume Greff/Dead Cities, Kaiserin éditions, Paris, 2013.