NICOLAS DHERVILLERS - Né le 03-04-81 à Massy

Réside et travaille à Paris

Représenté par les galeries "School Gallery - Olivier Castaing" à Paris et "Light Cube Art Gallery" à Renaix

Série « BEHIND THE FUTUR »

Sélection du commissaire



AU-DELA DU FUTUR

Marc Mawet

"Nous voilà chez nous. Quel silence !" (...)

"Vous avez exagéré un peu. C’est à portée de main" (...)

"Oui mais il faut le bras long".

Extrait de dialogues du film

"Stalker" de Andreï Tarkovsky



Avec Nicolas Dhervillers, la ruine s’invite au jardin.

Un jardin d’ombres et de lumière où le silence sème la surprise pour témoigner d’un art avéré du surgissement. Il s’agit moins ici de rendre un hommage appuyé au monde défunt des formes solides que d’inviter le spectateur à imaginer sa propre fiction au détour d’un réel plus décor que sujet.

Völklingen, Rhénanie. La zone.

Une friche industrielle, parmi tant d’autres, qui force le respect, entre fascination et épouvante, comme une épreuve de plus de ce que d’aucun traduirait par l’ambivalence du sublime. Les tuyaux colorés des grandes orgues sidérurgiques se sont tus et s’offrent au regard comme les viscères oxydés d’un monde éventré.

L’abandon est manifeste dans ce territoire de toitures effondrées, de murs effrités, de sols recouverts d’une nature colonisatrice d’un monde en déshérence.

« Plus que dans un lieu, on entre bien ici dans un univers". Puissante et noble démesure.

Ce paysage est bien celui de tous les flux, des énergies sous pression, des mécaniques qui broient, des cadences infernales et continues, du vacarme incessant, des corps meurtris et liquéfiés, de la chaleur insoutenable, de l’air suffoquant, des voix fortes et graves qui s’interpellent, ordonnent, blaguent ou insultent, des sirènes stridentes qui alertent ou rythment, des odeurs âcres de l’acier, de la graisse poisseuse et de l’huile brûlée ou de la sueur qui trempe, des regards inquiets et des gestes précis, des ébullitions aveuglantes, des muscles tendus, des mains qui serrent et se serrent, des véhicules agiles et véloces et des ponts roulants monstrueux qui font léviter des brames aériennes, de la peur et de la fierté à la fois. Il s’agit bien d’une ville, où la citoyenneté s’appelle qualification et où la responsabilité s’exerce à travers une solidarité sans faille.

Puis, le silence.

Et le vide.

Au-delà du sujet de l’outil et de son obsolescence, l’usine désaffectée pose la question de la représentation qu’offre la ruine, de son esthétique et de ce qu’elle cherche à exprimer.

La perte, l’échec et la désintégration d’un monde qui se délite ?

L’évidence froide et inquiétante de la mort et la hantise de son épreuve ?

La sclérose nécrotique inscrite au coeur de toutes les certitudes totalisantes ?

L’illusion des déterminations définitives ?

La disparition des valeurs par la désintégration de leur incarnation architecturée ?

Ou au contraire le lieu romanesque de toutes les reconquêtes, voire l’exigeante nécessité de toutes les reconstructions comme le sous-tendrait Derrida en clamant : "à l’origine, il y eut la ruine." dans Mémoires d’aveugles.

En 1979, dans son film "Stalker", Andrei Tarkovsky met en avant cette dualité de la ruine en opposant deux manières de filmer des paysages d’usines abandonnées. La première partie est filmée en noir et blanc, avec un grain rude et contrasté. Elle situe l’action dans un monde clos, hyper-contrôlé, de toute évidence totalitaire mais aussi vétuste et dépassé, une civilisation opprimée dont l’évasion est fantasmée mais risquée. La seconde, en couleurs, conduit les trois protagonistes de l’histoire dans une quête au plus profond de leur intimité, au coeur de la "zone", une nature luxuriante où se retrouve là encore la ruine d’une usine abandonnée et mystérieuse qui les confronte à eux-mêmes et à leur capacité réelle de modifier leur destin et d’imaginer un autre monde. Les images quittent la dureté et la fermeture des séquences de la première partie pour nous immerger dans un univers ouvert et mystérieux.

Nicolas Dhervillers revendique la filiation à ce chef d’oeuvre de l’histoire du cinéma.

A divers titres sans doute, tout en en écartant sa charge politique. Son visionnement fut pour lui le moment de l’éveil, voire de la révélation. Un peu comme si Tarkovsky était son "stalker", son passeur.

Souvent, l’emphase dramatique du noir et blanc renforce, voire sublime l’expressivité du patrimoine industriel et de sa désagrégation. Il y a comme une entreprise baroque de fixation du temps avant sa disparition définitive. Une forme d’emphase tragique. Un monde s’écroule.

En utilisant la technique de "la nuit américaine", cette fausse nuit dont la convention artificielle n’échappe à aucun spectateur, Nicolas Dhervillers dépasse la mission d’une représentation neutre (montrer) ou symbolique (célébrer ou dénoncer) pour inviter le spectateur à explorer le monde de l’évocation et de l’invention, pour l’immerger au coeur de l’invisible, de ce qui n’est plus ou pas encore là.

Alors que l’objet photographié, l’industrie, incarne la foi en un monde maîtrisé et hyper-régulé, transparent dans son utilité et dans son efficacité, la technique du jeune photographe français falsifie ou détourne cette certitude inébranlable au profit d’un univers imaginaire quoi que bien réel.

L’artificialité revendiquée confère un caractère pictural à la photographie de Nicolas Dhervillers, ou plus précisément donne l’impression d’un arrêt sur image d’un film (de David Lynch ?) ou d’un jeu vidéo. Comprise ou de manière inconsciente, elle crée comme une complicité entre le photographe et le spectateur qui peut voir dans ces paysages hétérotopiques le lieu de toutes les narrations, entre mémoire et créativité, entre histoire et fiction, "un lieu de tous les temps", en quelque sorte, "qui est lui-même hors du temps" comme aurait dit Michel Foucault.

Par rapport à d’autres travaux du photographe français, la force de cette série réside certainement dans l’absence totale de présence et d’activité humaine, alors que dans la même veine, des photographes comme Gregory Crewdson ou Julia Fullerton-Batten exposée dans cette même édition de la triennale auraient mis en scène un "extrait" narratif donnant des indices ou des pistes de scénario pour donner au lieu sa dimension romanesque. Nicolas Dhervillers exerce donc une forme de diégèse par omission - ou virtuelle - en conviant le spectateur à habiter l’espace par la force de sa propre imagination.

Si ce texte commence en affirmant que "la ruine s’invite au jardin", c’est que ce travail photographique pourrait être une forme de transposition de la "fabrique" des paysagistes et architectes d’antan, ces pavillons exotiques, fausses rocailles ou temples factices que l’aristocratie construisait dans ses jardins pour importer l’étrange dans son quotidien et ouvrir ainsi la porte à son imagination la plus débridée. Fascination du surgissement créé par le vide et les perspectives infinies d’un univers complexe et ténébreux d’où l’on s’attend à voir apparaître des personnages fictionnels. Dans un monde solide qui s’écroule parce que la dureté et la force sont les compagnons de la mort, la féerie de la lumière fait du spectateur un poète au sens où Charles Olson le définit à savoir un "archéologue d’aurores" dans un lieu hors du temps. Tout simplement grâce à Thierry Dhervillers.

Marc Mawet,

Architecte

Professeur Ordinaire à la Faculté d’Architecture de l’Université Libre de Bruxelles.

Commissaire de la triennale « photographie et architecture » de Bruxelles