Michael Biach - Né le 21.04.1979 à Vienne - Réside et travaille à Vienne

Série « Lunik IX »

Sélection du commissaire



L’ARCHITECTURE POUR INTEGRER

Antoine Devaux

Forcément. Depuis quelques années, et cela semble s’être accru ces derniers mois, la question de l’ "intégration des Roms" préoccupe vivement plusieurs pays de l’U.E. .A tel point que celui qui se livre à l’exercice de la petite recherche internet déniche rapidement une quantité non négligeable de documents de toutes natures qui entendent informer, étudier, interroger et donner de la visibilité ce sujet sensible. Ainsi, pour le cas du quartier de Lunik IX à Kosice en Slovaquie, réputé comme étant la plus grande concentration de Roms de tout le pays, on dénombre au moins quatre reportages(1) parmi lesquelles le travail de Michael Biach. Ce dernier s’y est rendu à deux reprises afin de rendre compte de la tentative d’intégration forcée de la population rom entreprise par le gouvernement slovaque communiste dans les années 60.

Un photomontage, des barres.

Une image de la série proposée par Biach pourrait faire office de prologue. Au premier plan y figure un trottoir détérioré, en piteux état, le mauvais bitume est rongé par le temps, tout comme le béton préfabriqué constituant les trois barres de logements qui occupent l’arrière-plan. Dans ce prélude, seuls quelques individus errent ça et là au rez-de-chaussée des édifices, minuscules, difficilement reconnaissables, invisibles presque, en tout cas insignifiants ; dispensables. La façon dont a été prise cette photographie est significative et interroge : un grand angle, une perspective profonde qui termine sur un ciel qu’on aurait vu tantôt bleu éclatant sur un photomontage de promotion immobilière, tantôt sombre et menaçant pour l’un ou l’autre concours d’architecture. On ne sait pas très bien si les bâtiments ont été construits puis usés avec le temps ou s’ils ont été construits usés, comme ça, dès l’origine, afin de gagner du temps parce qu’on savait de toute façon comment tout ça allait finir. Le décor est planté, ce que le reporter entend dénoncer c’est ça : l’inéluctable mais splendide échec des architectes. Plus que jamais confiants dans leur discipline, la main dans la main du gouvernement communiste(2) , ces premiers se sont livrés à une superbe démonstration d’Architecture - ce n’est pas de l’ironie - en parvenant à incarner magistralement l’ambition du projet de ce dernier : incorporer les Roms dans l’épaisse sauce communiste, les insérer dans la société tchécoslovaque ; les intégrer dans une culture qui n’est pas la leur : en d’autres mots - d’aucuns y voient là l’essence même de notre discipline - les faire "habiter".

Un film, des chiens.

Les autres images doivent s’appréhender comme un seul bloc, comme si les images assemblées et passées en revue les unes après les autres rapidement et en boucle formaient une pellicule continue, un film infini, rébarbatif à la longue, presque insupportable. Des enfants marchent dehors, dans la terre et les déchets qui s’amoncellent depuis plusieurs années maintenant. La poussière entre par tous les trous de leurs habits pour venir se coller sur leur peau brunâtre, sale, qu’ils ne lavent pas faute d’eau courante. On sent d’ici l’âcre odeur de leur transpiration mêlée aux fétides relents émanant de cette montagne de déchets. Dans ce film, aucune place n’est laissée à l’intérieur, la dernière vitre a été brisée depuis bien longtemps, si bien que l’unique écran qui les protégeait du dehors n’existe plus. Seul le cadre demeure : quand cette petite fille s’arrête sur l’inerte béton des escaliers, pour se reposer un instant, ou contempler le paysage peut-être, elle sent le vent contre sa peau, le froid, elle frissonne. Les enfants de Lunik IX regardent droit dans le soleil.

Il nous faut regarder, regarder encore, jusqu’à l’écœurement, et une irrésistible envie nous prend aux tripes d’en finir là, sidérés par les conditions de vie intolérables dans lesquelles ces enfants grandissent malgré eux : "They should be the last to blame"(3) . Mais quelque chose de plus fondamental se laisse deviner dans ce que convoque Biach, qui tient peut-être dans son acharnement à suivre cette règle qu’il s’est imposée : photographier systématiquement les enfants - "The kids from lunik IX"(4) - sur fond d’architecture en décrépitude, plutôt que leurs parents. C’est que les enfants ont quelque chose de plus vulnérable, et cette fragilité a quelque chose de scandaleux, certes, mais de plus clair et radical en même temps : les enfants de Biach sont plus explicites.

Ils n’ont ni jouets ni téléphones portables, ils ne gardent rien, ne possèdent rien ; n’entretiennent aucune relation aux choses, ils n’en ont tout bonnement pas. Ils vagabondent entre les immeubles impassibles, morts, sculpturaux presque, cherchant de quoi s’habiller, de quoi se nourrir, de quoi se distraire ou oublier, "se cherchant" finalement. On entend d’ici résonner contre les murs de béton noircis par la crasse leurs désirs, leurs peurs les plus intimes. On les surprend sur un cliché en train de faire brûler en cachette l’un ou l’autre déchets, cultivant sans doute l’espoir secret de mettre un jour le feu à tout l’immeuble. C’est que les enfants de Biach n’ont nulle part où aller, pas de lieu où s’installer : ils ont littéralement consumé l’architecture à petit feu dans un mouvement d’intériorisation tel que la seule demeure qui leur reste est leur propre corps ; ils n’occupent plus aucun espace mais celui de leur corps, un corps qu’ils habitent comme ultime refuge, comme dernière « place ».

Les enfants de Biach n’ont eu d’autres choix que celui d’accepter leur condition : être dans le besoin. Ils mènent littéralement une vie de chien, cette "bios kunikos"(5) , sans pudeur aucune, sans respect, une vie publique, indifférente, attachée à rien, souveraine. Ce sont des enfants-rois, se faufilant ça et là, où bon leur semble, criant au beau milieu du jour, murmurant quand la nuit doucement tombe. Ils ont ce petit quelque chose dans leur regard, de cet air heureux, heureux d’un bonheur désespéré, mais certain, impénétrable, insaisissable. Les enfants de Biach sont intouchables : première définition du mot tsigane(6), fin du film.

Un miroir, des bulles.

Demeure une photographie, ultime : l’épilogue. Un enfant a ramassé au sol une cassette VHS. Il la pointe vers le photographe, comme pour le prendre à son tour en photo en l’imitant, lui tendant son propre piège. Derrière l’objectif se trouve le photographe, qui prend la photo, la développe, puis accorde l’autorisation à quelques architectes intéressés de l’accrocher entre les clichés de l’un ou l’autre photographe exposé dans l’espace de la galerie, d’où nous la regardons aujourd’hui, impavides, un verre de mauvais Champagne à la main.

Ce retournement de situation impromptu vient à point nommé, comme un rappel à l’ordre. Entre l’expérience

d’intégration forcée du peuple rom dans les années 60 par une société entièrement dévouée à la vaine réalisation du rêve communiste, et son entrée à l’ère du capitalisme culturel dans le musée d’une faculté d’Architecture, la même obsession : ce désir compulsif d’intégration – la normalisation(7) – qui continue inlassablement de nous animer ; comme ne fait qu’indéniablement le confirmer l’assurance avec laquelle Kosice a su enterrer en deux ans sa condition de ville en déclin pour se hisser au rang de Capitale européenne de la Culture(8).

Doucement, mais sûrement, avec l’aide des fonds européens, les opportunités ont commencé à s’y multiplier : festivals, spectacles et autres "résidences" - encore un mot d’architecte - ont fleuri de toutes parts. Des artistes, profitant de l’aubaine, s’y sont installés temporairement pour travailler. Quelques échafaudages et la venue d’une grue annoncent la construction prochaine d’un musée - plein centre-ville. La même grue qui, quelques mois auparavant, démolissait une barre à Lunik IX - banlieue ouest - sous le regard impassible d’un enfant tsigane.

L’espace d’un instant, il s’est arrêté de courir.

Antoine Devaux,

Architecte



(1) http://michellecoomber.com/lunik-ix/ : Michelle Coomber dirige et produit des documentaires, films de promotions et publicités pour la télévision, le cinéma et autres plateformes digitales. Son travail a été diffusé notamment sur la CNN, la BBC etc.

http://arturconka.com/:Artur Conka est photographe et créateur de Lunik IX, un court métrage décrivant la vie des Roms en Slovaquie. Lui même rom slovaque d’origine, il émigre en 1998 en Angleterre pour étudier la photographie. Son travail a récemment été diffusé par VICE, magazine mensuel gratuit et international créé en 1994, axé sur la culture urbaine, la photographie, l’art et la musique.

http://www.benjamin-galle.com/portfolio/lunik-ix : Benjamin Gallé est un photographe. Son travail comprend des documentaires, de la photographie d’évènements, de publicité, de spectacles etc.

(2) En 1954, le nomadisme est déclaré illégal sur tout le territoire de la Tchécoslovaquie, forçant ainsi les populations encore nomades à se sédentariser. L’objectif du gouvernement de l’époque était de faire de ces populations des ouvriers travaillant pour la construction de la société socialiste. En 1969, la commission gouvernementale de la République socialiste slovaque pour la question des habitants d’origine tsigane est créée sous la direction du ministère des Affaires Sociales. Elle commence ses premiers travaux à Kosice en 1973 : l’idée était de créer une nouvelle cité qui serait occupée par de jeunes familles. Le projet d’immeubles d’appartements, d’un montant total de 107 millions de couronnes tchécoslovaque, est approuvé par la ville en 1974. Les immeubles du quartier de Lunik IX est à l’origine conçu explicitement comme "expérience d’intégration forcée des populations roms" de type ABC : il était destiné à accueillir des militaires (A pour armée - armáda en slovaque), des policiers (B pour sécurité publique - verejná Bezpečnosť en slovaque) et des Roms (C pour Tsigane - Cigán en slovaque). Toutes les huttes et habitations insalubres de la ville devaient être remplacées par des appartements au confort standard de l’époque. À partir de 1978, la cité voit arriver ses premiers habitants, et en 1981 les travaux sont terminés et les appartements occupés. Les habitants des composantes A et B du programme, les familles de militaires et de policiers, sont dès le début en nombre inférieur aux plans initiaux, les militaires refusant d’y emménager. Ils sont remplacés par des familles d’ouvriers qui n’avaient pas la possibilité de choisir la localisation de leur logement. En 1983, la population se répartissait entre 40 % de Roms et 60 % de non-Roms.

(3) Biach Michael : http://michaelbiach.wordpress.com/projects/the-kids-from-lunik-ix/

(4) C’est le titre que donne Michael Biach à cette série de photographies.

(5) FOUCAULT Michel, Le courage de la vérité - le gouvernement de soi et des autres II , Cours au collège de France. 1984, Hautes Etudes EHESS Gallimard Seuil, janvier 2009, p. 224

(6) http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/10/17/petit-lexique-des-tsiganes-roms-gens-du-voyage_1768945_3224.html : "le mot tsigane est issu du grec médiéval athingani, qui signifie intouchable"

(7) En République socialiste tchécoslovaque, le terme de « Normalisation » (normalizace en tchèque, normalizácia en slovaque) décrit la période qui suit le Printemps de Prague et s’étend jusqu’à la Révolution de velours (soit entre 1968 et 1989) et la reprise en main de l’appareil politique et économique par la ligne conservatrice du parti communiste tchécoslovaque. L’utilisation du terme « normalisation », caractéristique des néologismes de la langue de bois du régime communiste, provient du protocole de Moscou en date du 27 août 1968. Ce que la normalisation recouvre, c’est un « retour à la normale » ou à la « norme communiste » de laquelle la société tchécoslovaque avait dévié lors du socialisme à visage humain. http://fr.wikipedia.org/wiki/Normalisation_en_Tch%C3%A9coslovaquie

(8) http://www.mp2013.fr/kosice-2013-2/